Nouveau programme foisonnant de coups de cœur, avec une chasse aux sorcières protéiforme, on traque l’intrus, celui qui ne nous ressemble pas, ne rentre pas dans le rang, est dans les marges. La peur tapie le plus profondément depuis que l’humanité est et s’entretue, une sélection déclinant toutes ces effroyables variations.

31è Étrange Festival
www.etrangefestival.com
- Træer Malet i Tjære (Trees Painted in Tar) de Casper Rudolf (Danemark, France)
- Sie Puppt Mit Puppen (She Dolls with Dollies) de Karin Fisslthaler (Autriche)
- Open Wide de Sam Fox (États-Unis)
- Omens Bloom in the Dark de Timothée Engasser (France)
- Hatker de Alejandro Ariel Martín (Argentine)
- The Prologue de Marzieh Emadi & Sina Saadat (Autriche)
- Lonely people envy lonely people de Melchior Leroux (France)
- Bring Me The Head Of A Smiling Pig 웃어 돼지야 de Chang Wooje 장우재 (Corée du Sud)

31è EF – Sie Puppt Mit Puppen de Karin Fisslthaler
Die Puppen puppen mit kleinen Puppen, |
Les poupées jouent avec des petites poupées, |
Die kleinen Puppen puppen mit winzigen Puppen, |
Les petites poupées jouent avec des minuscules poupées, |
Die winzigen Puppen puppen mit Püppchen, |
Les minuscules poupées jouent avec des poupettes, |
Die Püppchen puppen mit kleinen Püppchen, |
Les poupettes jouent avec des petites poupettes, |
Die kleinen Püppchen puppen mit winzigen Püppchen, |
Les petites poupettes jouent avec des minuscules poupettes, |
Die winzigen Püppchen puppen, |
Les minuscules poupettes jouent, |
Keiner puppt mit ihr. |
Personne ne joue avec elle. |
Ah, Du meine Puppe, |
Ah, ma poupée, |
Meine süsse Puppe; |
Ma douce poupée ; |
Mir ist alles schnuppe, |
Je m’en fiche complètement, |
Wenn ich meine Schnauze |
Quand je groin |
Auf die Deine – bauze. |
Sur le tien – groin. |
Püppchen Schnüppchen |
Grosseau de poupée, petite poupée |
Puppe Schnuppe |
Grosseau de poupée, |
Schnuppe bauze. |
Grosseau, groin, groin. |
Die Bäuzchen, Püppchen, PuppenfraunLe ventre, poupée, poupée, femmes |
Le ventre, poupée, poupée, femmes |
Sie machen nur noch schnauze bauze. |
Elles ne font que groin, groin. |
Artiste allemand d’action, performer, poète, collagiste, collecteur de déchets, dessinateur industriel, Schwitters connut le carnage de la première Guerre mondiale, voulut rejoindre le mouvement Dada et créa son propre mouvement, dont il fut l’unique représentant : Merz, vocable extrait de Kommerz und Privatbank, soulignant ainsi son amour pour l’absurdité et le non-sens dans le quotidien et une société de plus en plus aliénante. La langue allemande, bien que grammaticalement complexe pour des néophytes, a l’avantage pour la poésie de receler de milliers de mots dont la dernière syllabe est phonétiquement similaire, facilitant ainsi la résonance des rimes pauvres, voire suffisantes, jusqu’aux riches avec une grande aisance, cela donne lieu à des jeux poétiques, accentuant la musicalité des vers, ce que font habilement Clementi et Stern avec entrain et en recourant au beatbox. Ils s’amusent des rythmes et distorsions linguistiques en un babillage d’abord fragmenté, puis délivrant tout le poème en fin. La scansion décompose radicalement ces phrases ramassées et joue du principe de dédoublement en toute chose au sein du poème, donnant aussi un double sens à ces phrases. Le texte originel use et abuse jusqu’à épuisement des homéotéleute, épiphore et anaphore en allemand, ce qui est encore plus amusant est que la traduction anglaise du poète Jerome Rothenberg, utilisée pour le sous-titrage, retient ce concept et donne de même une dimension plus guillerette au poème avec une radicale exhaustion du champ lexical de ‘doll‘ : ‘The tiny dollies doll with dolly dolls‘ (Les petites poupées jouent avec des poupées qui jouent à la poupée), ‘I get to feel so jolly‘ (Je me sens tellement joyeuse) ; ‘dolly jolly‘ (joyeux) ; ‘jolly dolly‘ (joie de vivre) et variations phoniques avec des terminaisons similaires : ‘muzzle‘ ‘guzzle‘, on aurait même eu envie de rajouter ‘puzzle‘ pour boucler la boucle dans cet amusement verbal. Malgré cette jovialité apparente, le film s’attache à la dévastation de l’héroïne sur les femmes, un vers indique leur isolement, et pour Fisslthaler il s’agissait d’associer l’allégorie de la poupée à toutes ces femmes tombées dans la prostitution, rendues dépendantes aux drogues et victimes de mort précoce avec tous ces visages anonymes et fleurs que les collages convoquent dans la pluralité et profusion de ce tourbillon sensoriel. Ce double sens que la cinéaste utilise en écho à celui recherché par Schwitters, qui sous ce vernis coloré, souligne la tragédie se jouant depuis des décennies, et achève avec éclat par ce bref maelström cette animation expérimentale.

31è EF – Omens Bloom in the Dark de Timothée Engasser
Omens Bloom in the Dark de Timothée Engasser : avec ce film, Engasser joue de la frontière ténue entre le réel, le documentaire et l’expérimental, diplômé en sociologie urbaine, il explique lui-même qu’il souhaitait en faire un documentaire d’angoisse, et au travers duquel la familiarité prime : celle de ces banlieues pavillonnaires en métaphore d’huis clos propices à l’horreur, mis en scène depuis plusieurs décennies comme le foyer intranquille de l’Amérique, ces bâtisses similaires, immédiatement identifiables dans leur homogénéité pour l’illusion d’une unité de civilisation mais recelant bien des violences horrifiques et incarnant des espaces mentaux troubles/troublés. Sa source d’inspiration fut le kuzu, cette plante invasive importée aux États-Unis au XXè siècle par les migrant·e·s japonais·e·s, et dont les ronces ressemblent à notre mûrier est un élément indispensable dans la culture japonaise, notamment culinaire, servant de liant, et que l’on retrouve dans les aériennes pâtisseries wagashi, ressemblant à des boules de coco asiatiques sous nos latitudes. En mettant en scène ces extérieurs domestiqués et intérieurs domestiques, le cinéaste cherche à incarner par cette plante le danger et la menace insidieux aliénant les Américain·e·s, et plus largement les Occidentaux avec le ‘Péril jaune‘, s’il n’est pas exotisé et essentialisé, il est stigmatisé. Ce kuzu véhicule alors des préjugés et donne corps à l’invasion japonaise, traumatique par l’attaque de Pearl Harbor pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui sera prétexte en étendard brandi à toute la peur et la xénophobie contaminant les esprits. Par cette plante libre, il raconte quels sont nos rapports à la nature, à l’environnement, à autrui et se réfère à l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing ayant travaillé ces motifs, il joue de cette ambiguïté brillamment en mêlant images ordinaires et rassurantes (chien, supérette, pièces décorées…), avec une création sonore de Julia Stern des plus troublantes intégrant hors champ par exemple le bruit reconnaissable en sourdine d’une tondeuse à gazon, ce brouillage est nourri par une violente séquence sensorielle pendant laquelle la nature s’emporte. L’aspect le plus terrifiant sont les voix posées incarnant des textes glaçants témoignant de commentaires écrits en ligne sur les réseaux sociaux, dont on retrouve les auteurs par leurs alias dans le générique de fin, alimentés par les thèses complotistes et fantasmes sordides (enlèvement de bébés dans la nuit comme dans un conte de Grimm, le recours à l’acide trichlorophénoxyacétique constituant de l’agent orange utilisé pendant la Guerre du Vietnam pour l’éradication de la plante,…), ça donne la chair de poule car on ne se souvient que trop bien des exemples sordides dont les Asiatiques furent les cibles, proche de nous leur ostracisation lors de la crise du COVID19 dans le monde entier, et en particulier aux États-Unis, le traitement réservé aux Japonais·e·s natifs immigré·e·s et/ou naturalisé·e·s américain·e·s et auquel Dorothea Lange s’intéressa en l’immortalisant par ses photographies bouleversantes (vues lors de l’exposition ‘Dorothea Lange Politiques du visible‘). Un documentaire sensible, intelligent et puissant.
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