L’Étrange Festival 2025 : Annapurna Sriram – « Fucktoys »

Découvert à l’Etrange Festival en septembre dernier, Fucktoys, premier long métrage de Annapurna Sriram en tant que réalisatrice, compose une odyssée picaresque queer et érotique, trash et féministe, alimentée par l’engrenage d’une malédiction dont découlent des péripéties à mi-chemin entre le road-movie et le conte merveilleux. Dans un espace-temps américain à l’esthétique pop des années 1980 et à l’atmosphère d’un actuel ou futur proche, AP (interprétée par la réalisatrice elle-même), jeune travailleuse du sexe, consulte une voyante sur un radeau du bayou en Louisiane, inquiète de ce que la perte inopinée d’une de ses dents pourrait présager pour son avenir. Elle apprend alors avec horreur qu’une terrible malédiction pèse sur elle, dont le prix de conjuration comprend le sacrifice d’un agneau et un coût de mille dollars : une somme qui impliquera de nombreux clients à satisfaire, des concerts répétés de rugissements bestiaux et d’orgasmes masculins. Tourné en la pellicule poétique pastel et texturée 16mm, Fucktoys se déploie telle une comédie noire et mythique, à la fois trash et romantique, politique et déjantée : un tel trésor de cinéma ne peut qu’évoquer celui de Gregg Araki, ou encore The Sweat East de Sean Price Williams, film d’ouverture de l’Etrange Festival d’il y a deux ans, ou Riddle of Fire de Weston Razooli : des contes merveilleux à l’allure d’odyssées flamboyantes et teintées d’humour noir, parfois très noir. 

© 2025 Trashtown Pictures LLC. All rights reserved.

Dans cette première œuvre de Annapurna Sriram, le rythme trépidant du road-movie se colore de tragédie féministe et se parsème de paillettes fantastiques, tournant souvent en dérision son pan ésotérique avec sa galerie de créatures voyantes toutes plus extravagantes les unes que les autres : de la porte-parole initiale de malédiction, aux ongles démesurément pointus et luisants, des bijoux fantaisie s’entrechoquant au gré de gestes dramatiques ; à la voyante disco-futuriste conjurant le sort par des incantations sans queue ni tête, penchée au-dessus d’AP, qui, allongée dans une baignoire sous la lueur de spots LED roses fluo d’une caravane décrépie perdue au milieu de nulle part, tente d’y croire ; en passant par celle vendant ses services sur le stand d’un marché, les cheveux hirsutes et le regard fardé écarquillé d’horreur ; et par la mère de famille excédée, organisant ses séances dans sa salle à manger, et s’interrompant brutalement pour crier des réprimandes sur son fils planté devant la télé, ennuyé de rester seul et avachi sur le canapé pendant que sa mère hurle des prémonitions maléfiques. 

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La noirceur de Fucktoys, entre la violence ignoble masculine qui impose son regard objectivant sur le corps des femmes, la prémonition tragique qui se profile, et la misère —sexuelle, intellectuelle, bourgeoise— des personnages, se teinte pourtant d’un humour à la fois réjouissant et romantique, portée par le couple que forme AP avec sa compagne Danni (interprétée par Sadie Scott), lesbienne androgyne à la tignasse blonde décoiffée, qui ne cesse de se bagarrer avec ses clients, et dont le visage découvre à chaque séquence une nouvelle plaie tuméfiée dont elle essuie le sang encore purulent du revers de la main. Le spectacle de l’horreur sanglante et crue se manifeste notamment dans cette scène au comique scatologique où Danni, cachée avec AP par un homme dans sa maison familiale pour une nuit, se réfugie dans la salle de bains avec son hôte malgré lui : dans une concentration silencieuse, sagement assise sur la cuvette des toilettes, elle pète bruyamment, pendant que l’homme tente de la couvrir en prétextant à travers la porte à sa femme incrédule, à moitié endormie, des maux d’estomac virulents. Le pan grivois de Fucktoys se teinte pourtant à la fois d’un humour burlesque, mais également d’une poésie romantique, comme lorsque Danni, le visage boursouflé et ensanglanté, cajole l’agneau du sacrifice sur le lit conjugal défait, au milieu de la campagne, sous une musique douce et mélancolique, et que AP la rejoint sous la lumière dardant des rayons arc en ciel au gré des plans, et se met à lui éponger délicatement le sang séché sur son visage, les bêlements de l’agneau en arrière-plan. 

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Fucktoys dépeint, grâce à sa pellicule nostalgique et vivement colorée, un univers flamboyant et onirique, alternant entre paysages de rêves diurnes au soleil chaleureux, et déserts nocturnes de cauchemar peuplés de lueurs fluorescentes et de fantômes maléfiques : AP et Danni partagent un appartement sans murs et sans portes, au milieu d’un champ de blé dans la campagne, avec cette baignoire imprégnée de vase, ce paravent fleuri de dentelle qui filtre la lumière du crépuscule orangé, cette coiffeuse vacillante dans l’herbe orné d’un miroir au cadre boisé d’où perlent des guirlandes de roses séchées, un téléphone à cadran rose pastel et un abat-jour au pied de porcelaine décoré de dessins dorés et fleuris, un fil à linge où pendent et dansent des soutien gorges au gré du vent. La maison paysage rappelle étonnamment des images de Buñuel, avec cette dissonance surréalisme, propre au rêve, du mobilier décoré et moderne habitant une nature désertique et silencieuse : les temps s’entremêlent, le réel du quotidien dialogue en continu avec des sensations mystérieuses, dont Annapurna Sriram décèle toute la beauté opaque et mélancolique, d’un chez-soi au milieu de nulle part, à l’évidence incohérente et au surréalisme familier. 

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Dans Fucktoys, la subtilité du sous-texte politique réside dans la représentation du travail du sexe, qui n’est ni édulcoré ou glorifié, ni flétri sous le prisme misérabiliste : l’odyssée de AP parle évidemment de l’objectivation et de la capitalisation du corps des femmes, en tant que monnaie d’échange, mais la véritable puissance féminisme découle de la caricature —en est-ce vraiment une, d’ailleurs ?— des personnages masculins, et de leur rapport avec les protagonistes féminines qui jouissent d’une liberté dans l’espace et le temps et d’une vision du monde profondément lucide et lyrique à la fois. AP et Danni exercent par leur conscience de la misère sexuelle et intellectuelle de leurs clients masculins une domination sur leur propre condition. Dès le début de Fucktoys, Danni a rendez-vous avec un client « artiste », un fortuné playboy qui lui présente ses peintures comme un gamin en quête de compliments égotiques : « Ces lignes, là, elles sont métaphysiques », s’exclame-t-il en pointant des traces de peinture bleue écaillées sur la toile blanche —qui pourrait presque s’indigner d’avoir été ainsi spoliée !— pendant que Danni, sans réaction particulière, fait mine de l’écouter tout en ôtant ses vêtements nonchalamment, bien consciente qu’à la vision de sa nudité, cet artiste prêt à la payer troquera instantanément sa grandeur d’âme —interrogeant Danni avec un mépris savamment calculé « Connais-tu quelque chose à l’art ? »— contre sa nature bestiale préhistorique. Et en effet, les peintures métaphysiques sont vite oubliées lorsque Danni effleure son faux pénis doré, provoquant des rugissements effrayants d’orgasmes. À ces cris sans retenue, les gardes du corps de ce client célèbre, eux, se jettent un regard en subtile exaspération à travers leurs lunettes de soleil, figés devant la porte de la chambre, sans doute dans l’attente impatiente, à l’instar de Danni, que leur journée de travail se termine. La réalisatrice parvient alors à faire du regard objectivant masculin une malédiction se retournant contre le sexe dominant : finalement, Fucktoys suscite davantage la pitié pour les clients que pour les protagonistes, puisque l’homme sert simplement d’utilitaire pour mettre en œuvre la conjuration de la malédiction.

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Le film de Annapurna Sriram invente une poésie noire et comique autour de la légende, du mythe du génie et de la malédiction, en tant que point de départ narratif, initiant les péripéties du conte, mais également la malédiction sous jacente pesant sur les femmes : tragédie, impossibilité de fuir son destin ; chaque tentative de conjurer le sort ne faisant que l’asséner plus brutalement encore. Grâce à une esthétique aux couleurs saturées et dansantes par les jeux de lumière,  son rythme tourbillonnant, ses effets de montage ludiques, semblables à un clip, et sa philosophie de la vulgarité —ses archétypes sont-elles ces deux protagonistes peu vêtues, ou bien ces riches hommes psychopathes et ces vieux bourgeois s’empiffrant de cocaïne jusqu’à l’infarctus dans l’obscurité d’un bordel poisseux ?—, Fucktoys se déploie tel un éventail rocambolesque et jubilatoire, tragique, politique, intelligent, à la cinématographie profondément assumée et originale, et à la beauté colorée chatoyante.

 

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A propos de Eléonore VIGIER

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