Francisco Barilli – « Le Parfum de la dame en noir » (1974) [blu-ray 4K Powerhouse Indicator]

On ne se sort décidément jamais vraiment de l’enfance, d’autant plus si celle-ci contient en elle les éléments traumatiques constituant le terreau de névroses en germe qui ne demandent qu’à mûrir avec le temps. Le Parfum de la dame en noir de Francisco Barilli (Il profumo della signora in nero, 1974), dont une nouvelle édition blu-ray 4K par la maison anglaise Powerhouse Indicator est en vente en import depuis peu avec une masse gargantuesque de bonus, est le récit de cette éclosion toxique, prenant les atours d’un thriller baroque, dérangé et dérangeant, racontant l’embourbement de son personnage principal dans les sables mouvants d’une folie de moins en moins contrôlable. Le passé et la présent, se chevauchant allègrement et continuellement, ne forment-ils pas finalement un tout unique et néfaste visant à l’aliénation de certains dans le but de s’en servir comme de corps sacrificiels ?

Séance médiumnique (M. Farmer au premier plan, N. Arrighi, M. Scaccia, D. Jordan au second plan) (©Powerhouse Indicator)

Chercheuse en chef dans un laboratoire de chimie, Silvia (Mimsy Farmer, d’abord tout en douce blondeur angélique avant de basculer dans une interprétation de la démence vraiment impressionnante), semble vivre en harmonie avec elle-même, bien qu’amoureuse d’un homme caractériel et un brin toxique, Roberto (Maurizio Bonuglia), et ayant quelques difficultés à s’imposer face aux décisons des autres. Un soir, le couple est invité chez des amis, où Silvia rencontre un professeur de sociologie venant d’Afrique noire, Andy (Jho Jenkins), qui l’ouvre aux secrets de la magie noire. La jeune femme, troublée, participe alors à une séance de spiritisme menée par la médium aveugle Orchidea (Niké Arrighi), ouvrant alors les portes de son Inconscient, et libérant par là même le chemin menant vers sa noirceur intérieure, s’avérant dévastatrice et mortifère…

Il y a bien entendu une densité psychanalytique très forte dans le film Le Parfum de la dame en noir qui, vous l’aurez compris, n’a strictement rien à voir avec le roman à énigmes du même titre de Gaston Leroux. La beauté du long métrage de Francisco Barilli réside dans sa manière de ne jamais tenter l’exposé scientifique, bêtement explicatif, de ce voyage dans l’Inconscient malade de Silvia ; ce dévissage progressif devient la pâte esthétique du film, les affects puis la folie de la jeune femme faisant tache d’huile et contaminant la mise en scène, ses compositions de plans éminemment picturales, remodelant une réalité qui a tout d’un monde devenant peu à peu cauchemardesque, le passé surgissant physiquement dans un présent qui semblait être protégé des attaques traumatiques. Outre les conversations de Silvia avec une petite fille en robe bleue (Lara Wendel), comme une Alice sortie d’une psyché, qui s’avèrera être elle-même enfant, ou les affrontements de la jeune femme avec ce terrible beau-père comme sorti de la tombe de sa mémoire (interprété par Orazio Orlando), voire cette horloge à l’effigie de Mickey Mouse prouvant que Silvia n’a jamais véritablement laissé son enfance au rebut, la mise en scène elle-même exhume le passé par quelques codes chromatiques semblant témoigner d’une omniprésence du traumatisme dans le monde adulte du personnage. Le bleu, le rouge et le vert parsèment ainsi la quasi-totalité des plans du film de Barilli, chacun représentant respectivement l’enfance indélébile, la mère (qui s’était suicidée devant elle, incarnée par Renata Zamengo) et le beau-père qu’elle avait surpris au lit avec sa mère avant de le défigurer quand il voulut l’attoucher. Et ces couleurs de scintiller continuellement dans les espaces visités par Silvia, de façon parfois très discrète mais toujours à même de focaliser l’attention du spectateur, présence toujours incongrue, là sans que l’on ne s’en rende toujours vraiment compte mais néanmoins toujours là. Comme d’étranges présences spectrales.

Fillette sortie de la psyché (L. Wandel, M. Farmer) (©Powerhouse Indicator)

Cette porosité aussi bien narrative que formelle entre passé et présent, entre ce qui tient lieu de la réalité ou du fantasme délirant parfois indiscernables, entre les actes de plus en plus étranges de Silvia et les dangers qu’elle semble courir du fait d’une présence assassine qui la menace, crée une autre porosité, générique celle-là. Difficile de dire ce que nous avons devant les yeux lorsque nous regardons Le Parfum de la dame en noir : thriller psychotique polanskien faisant du lieu de vie lui-même un danger pour la raison (on peut penser à Rosemary’s Baby [1968], sorti six ans auparavant, devant le film de Barilli, jusque dans l’adoption par Mimsy Farmer de la coiffure de Mia Farrow chez Polanski) ? giallo baroque et terrifiant du fait de ce tueur inconnu rôdant autour de Silvia et des personnes l’environnant ? film d’horreur empreint de satanisme annonçant peu ou prou le Suspiria de Dario Argento qui sortira trois ans plus tard en 1977 ? Le film de Francesco Barilli semble attaquer de front tous ces genres afin de renforcer encore l’étrangeté de son film, l’instabilité du monde qu’il décrit et le trouble qu’il provoque.

Importance des chromatismes (M. Farmer) (©Powerhouse Indicator)

Le Parfum de la dame en noir est donc une sorte de chute libre, vertigineuse, de la raison. En cela, le dernier quart d’heure culmine parmi les hauts sommets du macabre, entre cadavres attablés évoquant une imagerie horrifique traditionnelle mais toujours frappante, et une scène finale que ne renierait pas le cinéma d’horreur de Lucio Fulci et ses élans gore et organiques. Scène passionnante, presque mystique, métaphorique en diable, que nous ne décrirons pas dans le détail mais qui porte en elle tout le propos de ce film magnifique, d’une noirceur inouïe : quoi qu’on fasse pour leur échapper, les traumatismes du passé nous rattraperont, nous consumeront et nous dévoreront toujours.

La riche édition 4K de Powerhouse Indicator contient :

  • Deux versions du film : la version anglaise The Perfume of the Lady in Black, et la version italienne Il profumo della signora in nero
  • Commentaire audio des historiens du cinéma Eugenio Ercolani, Troy Howarth et Nathaniel Thompson (2025)
  • Exploring Beauty (2025, 20 mins): long entretien avec Francisco Barilli, dans lequel le cinéaste revient sur Le Parfum de la dame en noir et sur sa vie en écho avec son travail de cinéaste et de peintre
  • The Death of Cinema (2025, 16 mins): Barilli parle de ses débuts dans la réalisation et des difficultés pour faire des films en Italie dans ce nouvel entretien datant de 2015
  • Portrait in Black (2004, 25 mins): document d’archives dans lequel Barilli aborde la production et la sortie du film
  • The Memories of the Lady in White (2025, 12 mins): entretien avec l’actrice italo-allemande Lara Wandel
  • The Profumo Affair (2025, 35 mins): regard critique du film par l’auteur et musicien Stephen Thrower
  • A Classical Approach (2025, 34 mins): le compositeur et DJ Lovely Jon analyse la somptueuse bande originale de Nicola Piovani
  • Barilli’s Roma (2025, 6 mins): un « avant-après » des lieux de tournage romains du film
  • Les bandes-annonces anglaises et italiennes originales
  • Galerie d’images : matériel promotionnel
  • Livret de 80 pages en édition limitée contenant un nouvel essai critique de Paul Duane, des documents d’archives à propos de Mimsy Farmer, un entretien de Francisco Barilli résumant l’ensemble de sa carrière et l’ensemble des crédits du film.

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A propos de Michaël Delavaud

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