L’art peut-il revêtir un caractère psychanalytique ? Peut-il permettre à celui qui l’exerce d’exorciser son passé traumatique, de faire remonter toutes les rancoeurs refoulées afin de les mieux combattre et de vivre, enfin, une vie apaisée ? Une grande partie des enjeux d’Exhibiting Forgiveness, réalisé par Titus Kaphar (à découvrir sur la plateforme UniversCiné à partir du 16 octobre 2025), se retrouve dans ce questionnement, ceci étant finalement assumé dès le titre de ce film qui ne paie pas de mine quant à son exécution formelle très classique, et s’avérant par cette modestie même éminemment touchant.

Pour mieux voir son enfance en peinture (©Roadside Attractions)

Tarrell (André Holland, comme une sorte de Denzel Washington rajeuni, avec lequel il a une certaine ressemblance dans le jeu conduisant étrangement à la ressemblance physique) est artiste-peintre, donc, créant sur grand format et dans un chromatisme bleu nuit à l’atmosphère crépusculaire les scènes ayant jalonné une enfance contenant déjà en elle la fin de l’innocence, mêlant tendresse maternelle et brutalité paternelle dans un suburb aussi anonyme qu’infiltré par la misère, les habitants devant tout autant lutter pour leur survie financière que contre le crack gangrenant aussi bien le lieu que les esprits, description de quartier pavillonnaire désoeuvré évoquant un Boyz n the Hood (John Singleton, 1991) sans la violence supplémentaire des gangs. Les tableaux de Tarrell permettent cette résurgence de son passé, comme exprimant le fin fond d’un Inconscient qu’il ne voudrait cependant pas faire remonter de lui-même, hantant à son insu ses nuits et ses réveils de plus en plus critiques, déclenchant en lui violences incontrôlées et impressionnants moments de tachycardie, au grand dam de sa femme chanteuse Aisha (Andra Day) et de son fils. Alors qu’il incite sa mère Joyce (Aunjanue Ellis) à déménager de ce quartier qu’il considère pourri jusqu’à la moëlle, il retrouve La’Ron (John Earl Jelks), le père honni…

Le père honni (J. E. Jelks) (©Roadside Attractions)

Exhibiting Forgiveness brille surtout par la solidité de l’écriture de ses personnages complexes, incapables de communiquer par les mots tant ceux-ci n’étaient dans le passé qu’empreints de rudesse, comme le prouvent les séquences en flashback, montrant une violence relationnelle assez frappante (la scène rugueuse de la tonte de gazon par l’adolescent Terrell, blessé au pied et rudoyé par un père impitoyable). Renvoyés dans les cordes du présent, ces moments d’affrontement en créent d’autres, prenant la forme d’explications verbales cruelles ayant en fin de compte un objectif cathartique, du même ordre que le geste créatif de cet artiste-peintre qui les couchera instantanément sur ses toiles (parfois improvisées : la scène de portrait de la mère sur les draps du motel tendus le long des murs de la chambre s’avère très émouvante), faisant de la diversité de ses œuvres, créées lors de ce retour forcé dans son quartier, une sorte de récit voué à exorciser le chagrin. De ce point de vue, la dimension pécuniaire de l’art devient presque obscène, comme le montre l’instant de dispute de Tarrell avec un acheteur lors du vernissage de son exposition : le cœur et l’âme de l’artiste peuvent-ils décemment être monétisés ? Peut-on faire fructifier le marché de l’art sur le dos d’une mère défunte ou d’un père violent devenu plus ou moins clochard et cherchant à se racheter à tout prix ? Exhibiting Forgiveness pose bien entendu ces questions par le biais de la richesse de son récit et de la trajectoire intérieure de son personnage principal, faisant alors moins du geste créatif un moyen de gagner sa vie que de chercher à la comprendre mieux, rendant possible un potentiel pardon et une sérénité nouvelle.

Retour vers la mère (A. Holland, A. Ellis) (©Roadside Attractions)

Le film de Titus Kaphar recèle bien entendu en lui une véritable part mélodramatique, mais ne cherche jamais l’émotion facile, ce qui la rend d’autant plus puissante du fait de sa simplicité classique. L’exhumation du passé qu’opère le long métrage n’est pas sans rappeler parfois certains récits eastwoodiens, permettant d’observer une réalité vécue voire subie sous un angle différent par l’apparition tardive de photos ou de lettres révélant la profondeur d’un amour dont les personnages n’avaient pas conscience (ceci fonde même parfois le récit entier de certains films d’Eastwood : nous penserons à Sur la route de Madison [1995] ou à Mémoires de nos pères [2006]). Les fiers articles de presse le concernant découverts par Tarrell dans les affaires de son père nourrissent la fibre émotionnelle d’un film faisant d’une main de fer maltraitant son gosse dans les flashbacks une sorte de vernis criard dissimulant bien l’exhibition d’un sentiment filial discret mais réel qui pourrait presque passer pour un aveu de faiblesse. Par l’intermédiaire de séquences de ce type, Exhibiting Forgiveness se fait donc témoin d’un apaisement généralisé entre des êtres s’aimant et, par là même, se décevant perpétuellement, et dont l’apogée sera l’exposition de Tarrell, personnage dont l’art sert décidément de bouche et de langage.

Film sans effets, ne recherchant jamais la virtuosité formelle, fermement attaché à ses principes classiques, faisant montre d’une grande maîtrise dans la structure de son récit et d’une réelle profondeur humaine, très joliment interprété par des acteurs très impliqués, Exhibiting Forgiveness émeut constamment sans ne jamais tomber dans la caricature larmoyante. Ce qui en fait une œuvre dense, solide et, surtout, très estimable.

A partir du 16 octobre 2025 sur la plateforme UniversCiné

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A propos de Michaël Delavaud

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