78ième Festival de Locarno – « Histoires de corps meurtris »

Locarno a rarement fait autant parler de lui que depuis l’annonce tonitruante de sa sélection officielle il y a quelques semaines. Il est là, le grand retour d’Abdelatif Kechiche, lui qui s’est pris la porte de l’intransigeant festival de Cannes débarque en Suisse italienne en héros maudit après le fiasco Mektoub my love, Intermezzo (jamais sorti en salle, et perdu jusqu’à ce jour dans les limbes des échecs cannois cultes au côté d’un certain Richard Kelly et son Southland Tales). Le monde a les yeux tournés vers Locarno tant la présence de Kechiche enflamme la cinéphilie en extase, prêt à tout pardonner à son roi du naturalisme (y compris ses relations polémiques avec ses actrices). Mektoub my love, Canto Duo donc, ultime chapitre de la trilogie damnée est prévue en première mondiale ce samedi 9 août. Mais pas que. Radu Jude et son Dracula en réponse souterraine à celui de Besson est également particulièrement attendu, tout comme Le Lac de Fabrice Aragno un temps attendu à Cannes ou encore le dernier film de Naomi Kawase avec Vicky Krieps L’illusion de Yakushima. Locarno se mérite. Cinq longues heures de train de Genève, un voyage paradisiaque au pays de Haidi, de ses lacs nichés entre ses courbes montagneuses, ses langues qui changent (du français à l’allemand, et l’italien en conclusion), le calme d’un train qui file en silence, le chic et l’élégance à hauteur d’un tarif ferroviaire démentiel. En cette première journée, le soleil domine la Piazza Grande et ses couleurs dorées, une impression d’illégitimité d’être là où peu sont, et de vouloir profiter de cette bulle vaporeuse d’une Suisse faussement coupée du monde, mais centre de celui-ci ces prochains jours. Andiamo !

Malgré une arrivée tardive, ayant à peine le temps de déposer ma besace dans un hôtel au style absolument immonde (s’imaginer les fringues « Desigual » en design d’intérieur), direction la Piazza Grande pour découvrir The Birthday Party de Miguel Angel Jiménez, avec l’inépuisable Willem Dafoe. Et quelle déception, à niveau des pâtes pesto à 20 euros avalées en vitesse. Dans cette partie de Cluedo bourgeoise en vase clos, tout tourne rapidement en rond tant l’écrasante personnalité de Dafoe n’a d’effet collatéral que la mise en lumière de l’écriture paresseuse des seconds couteaux qui l’épaulent. Jiménez nous rejoue le vieux complexe d’Électre, et la jeune fille cherchant désespérément l’attention d’un père dominateur et manipulateur, pauvre petite se vautrant dans la poudre blanche dans une farandole de stéréotypes du film mafieux des années 80 (Le Parrain est d’ailleurs cité en clin d’œil bien maladroit). Il y a dans cette vaine tentative bergmanienne un défaut cruel d’écriture mais aussi de mise en scène, et cette tragique impression de pédaler dans le vide, les enjeux étant vite déjoués, sans parler de l’antipathie régnant dans ce bal de faux-cul, un film malheureusement désagréable piquant comme un Chianti trop jeune. Loin d’être abattu, le réveil sonne tôt pour une projection presse, et un premier tour du côté de la sélection officielle internationale avec White Snail de Elsa Kremser et Levin Peter. Masha, jeune mannequin en course pour un contrat doré en Chine, mine blafarde et apathique, découvre lors d’un très beau plan serré d’ouverture la mort, celle de son compagnon de chambre d’hôpital, son souffle puis son cœur se stoppant de l’autre côté du rideau les séparant. De cette expérience mortifère, Masha, plongée dans une dépression profonde, courra après sa propre disparition, et la quête d’une nouvelle sensation, celle de vouloir à nouveau se rapprocher encore un peu plus près de la mort, elle qui y a échappé de justesse après une tentative de suicide. Son voyage s’arrêtera logiquement dans une morgue, feintant la recherche d’un père disparu, elle se rapprochera de Micha, médecin légiste, bête d’apparence bourrue, lui faisant face, elle la belle blonde rachitique. Leurs corps s’opposent, puis s’accordent. Et de par cette fascination pour la chaire exsangue et inanimée, un destin joint et fusionné se dessine, la redéfinition d’une vie qui leurs échappe, l’un dans sa solitude, l’autre dans sa maladie psychique. Et soudain, le macabre s’efface, et laisse éclore l’espoir d’une vie après la mort. Premières jolies émotions. On se croirait à Cannes, entre le soleil qui tape et les courses-poursuites entre les salles, il faut rejoindre les hangars berlinois de l’autre côté de la ville et leurs terribles chaises en plastiques qui couinent.

White Snail (Elsa Kremser et Levin Peter)

À peine le temps d’un café, que me voilà donc face à un second film en compétition officielle internationale, Phantoms of July de Julian Radlmaier. Dans ce Fassbinder-like (on pense très fort à Tous les autre s’appellent Ali), la campagne allemande supposée accueillante et docile est ici dépeinte en cité karsherisée au racisme ordinaire. Elle offre un théâtre en trois temps à cette fresque féminine au trois portraits (de trois femmes, Lotte, Ursula, Nera). L’humour grinçant et acide rappelle avec vigueur l’invisibilisation des corps des exclus, des immigrés, des ouvriers, des malades, cette tranche de la marge qui survit dans la défiance et les regards de biais. En utilisant le jeu des époques et des fantômes, Randlmeier appuie sur la transmission temporelle du rejet de l’autre, de la peur xénophobe dans un exercice de style un peu scolaire, tirant trop la corde du côté de Fassbinder donc, mais aussi de Kaurismaki par son esthétisme géométrique. Le film aimerait être ce qu’il n’est pas encore malgré une certaine finesse dans sa mise en scène. Il n’est pas pas un grand film, mais comme Locarno sait si bien de le faire (dénicher le futur), il en est encore au stade d’espoir. La sudation est en action. Il fait une chaleur de bœuf. De la salade grecque pour la fraîcheur, du Club Maté pour les yeux ouverts, et direction la sélection officielle internationale des courts-métrages avec quatre projets ambitieux. Parmi eux, celui qui a retenu particulièrement mon attention, le film de l’iranien Mayghani, Yoyo, qui se détache aisément des trois autres par son incandescence à interroger le genre, l’identité, et la volatilité des choix. On y trouve une forme de pureté violente et esthétique bourrée de promesses. Une femme, et son visage puissant et décidé fait face dans le désert du sud Iran à un homme, hors-sol et perdu dans les murmures. Sa vie semble brisée par le doute, guidé par l’appel cosmique de cieux, il n’avancera que par la douleur infligée par cette femme, puis s’en liberera par sa propre disparition. Habité, ce YoYo coche les cases d’un cinéma iranien toujours aussi investi et imaginatif.

Willem Dafoe sur la Piazza Grande pour The Birthday Party

En conclusion de cette première journée, également concourant pour le Léopard d’or, With Hassan in Gaza de Kamal Aljafari. Le contexte est primordial, Aljafari a retrouvé trois cassettes miniDV daté de 2001 retraçant un voyage à Gaza de Hassan, le caméraman dont on ne sait rien, tentant de retrouver la trace d’un ex-compagnon de prison fin des années quatre-vingt. Avec ce documentaire, Locarno illumine le devoir de mémoire et d’Histoire, car ce Gaza, celui que l’on découvre encore vivant sur ces images, n’existe plus. Cette terre n’est plus, et ces vidéos d’apparence parfois banales et anecdotiques sont in fine un témoignage capital, un témoignage qui nous dit tout avec si peu, il ancre dans la réalité un passé aujourd’hui définitivement raillé. Ces images d’enfants de 2001 aujourd’hui trentenaires vivants ou probablement disparus se répercutent avec une inouïe violence à la contemporanéité du massacre génocidaire en cours, ces rires, ces plages pas encore abandonnées, la vie qui certes vivotait, mais la vie quand même, malgré déjà, la définition sans appel de « prison à ciel ouvert » évoquée par ses habitants. La sortie de salle est rude et silencieuse, point d’envie de s’éterniser dans le mignon chaos des ruelles de Locarno.

On repousse un peu le réveil pour attaquer vers 11 heures cette nouvelle journée de projection avec deux films en sélection officielle. Tout d’abord, l’on s’installe inconfortablement (et toujours ces chaises en plastique) devant God will not help de Hana Jusić. Deux mondes qui semble-t-il tout oppose se font face, l’incandescente latine et céleste de Teresa, chilienne, veuve de Marko, venue de terres lointaines retrouver la famille du défunt, et notamment Milena, la rejetée que l’on surnomme vulgairement « la muette », esseulée à garder des terres arides et dépeuplées. De ce face à face naitra tout d’abord le rejet et l’incompréhension par l’incapacité du langage, l’espagnol répondant au croate dans une discussion de sourd où ni l’une ni l’autre ne saisit réellement les enjeux de leur présence commune. Face à ses deux femmes, le monde masculin, agressif, réactionnaire à cette arrivée suspicieuse de Teresa, censée être la veuve de leur frère, mais dont sa présence interroge et pose questions sur son honnêteté. Un féroce combat jaillira, celui pour être, exister et devenir, une sororité entre Teresa et Milena dans un monde machiste réduisant la femme à leur simple appareil, des corps meurtris, frappés, violés, agressés face à une révolte libératrice, et une magnifique ode à la résilience. Malgré quelques longueurs, le film est habité d’une force féministe qui empoigne et emporte, l’austérité de son esthétique aride prend alors une tournure inattendue, volatile, jusqu’à cette scène finale où ses corps féminins marqués par la violence de la vie subie, s’unissent et fusionnent d’un ultime acte libérateur.

God will not help de Hana Jusić

Après avoir battu le record du panini ingurgité le plus rapidement du monde, je m’installe dans la salle principale du festival Palexpo pour découvrir le nouveau film de Ben Rivers, Mare’s Nes. Et ça n’a pas plus à tout le monde, la salle ne cessant inlassablement de se vider minutes après minutes. A contrario, il est pour moi à ce moment précis, le film le plus passionnant de la sélection. Dans un monde tarkovskien postapocalyptique, les enfants en sont devenus rois, les adultes disparus, la Terre abandonnée dans les limbes de la perte et l’extinction. Nous suivons Moon à travers un voyage métaphysique à travers des rencontres, des lieux, de la musique, des jeux. Dans cette théorisation de fin du monde, à travers le regard de Rivers, ce sont donc des enfants les grands survivants, eux-même qui vivront l’extinction de notre monde, ils subsistent ici en témoin de la disparition face à un monde adulte enseveli sous ses démons, le jeu et l’insouciance en réponse, la gravité et le désespoir ensevelie sous une couchée plombée de naiveté. Une séquence grandiose élève le film, lorsque Moon pénètre un semblant de bunker et découvre stupéfait des adultes de cires, inanimées, dans des postures quotidiennes d’un passé oublié, un musée de l’horreur et de la mort glaçant, témoignage direct de notre propre extinction. Lorsque Rivers s’accroche à une démonstration mythologique (du minotaure), il se perd quelque peu dans le labyrinthe qu’il tente de nous imposer. Fort heureusement, le film se réveille à temps avec des séquences musicales évocatrices du réveil des possibles jusqu’à un ultime plan face caméra saisissant où Moon nous dit, d’un coin de l’œil, que cette réalité ne peut peut-être pas être notre réalité. Mare’s Nest ne laisse pas indemne, et sa casquette expérimentale un peu déroutante ne doit pas détourner la puissance de son message survivaliste qui importe avec vigueur mon adhésion.

With Hassan in Gaza de Kamal Aljafari

Des histoires de corps, de souffrance, un devoir de mémoire pour ceux qui ne sont plus, et pour ceux qui se battent pour l’être, une sélection officielle à hauteur de l’événement, sans ratée ni déception, mais une richesse de cinéma et de thématique portant haut ce 78ième festival de Locarno. En attendant la suite, et le très attendu Mektoub my love Canto Duo de Abdelatif Kechiche.

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