Sun-hee (Jun Da-eun) est une jeune fille seule. Seule dans son collège où elle est délaissée par ses camarades tellement plus souriantes et populaires qu’elle. Seule face à des parents qui privilégient leur boulot éreintant, déshumanisant et chronophage au détriment de leur sentiment filial. Seule dans les cadres froids et vides de la réalisatrice coréenne Park Yong-ju, inscrite dans un monde qui dans le même temps l’isole dans la première partie du Second Life (2018), joliment édité en blu-ray par Badlands. Elle tente par tous les moyens de gagner en substance aux yeux de celles et ceux qui l’entourent, cherchant à attirer leur attention en achetant littéralement leur amitié et leur sympathie grâce aux billets débordant du porte-monnaie de ses parents aisés qui lui ont inculqué la valeur de l’argent comme moyen de montrer ses sentiments, mais ne remportant finalement qu’une gentillesse polie empreinte de profonde pitié. Après un drame terrible auquel la jeune fille assiste, impuissante, changer d’univers et d’identité devient alors une nécessité pour Sun-hee, qui veut devenir une autre pour devenir quelqu’un.

Sun-hee de dos, isolée (©Badlands)
Si la première partie de ce film court (Second Life plie son récit en un peu plus d’une heure) a l’intérêt de caractériser son personnage principal mais reste dans les lieux communs de l’isolement adolescent menant à la tragédie au sein d’une société coréenne aliénante et fondée sur la futilité du paraître, sa seconde moitié gagne en ampleur et en complexité par la reconstruction de l’adolescente dans un monde parallèle au sien, où elle remodèle sa personnalité pour en faire une forme d’idéal. Changeant de prénom (Sun-hee devient Seul-ki), s’inventant une existence qui n’est pas la sienne, évacuant ses parents mal-aimants de cette nouvelle vie dans laquelle leur brutalité émotionnelle n’a pas sa place, elle se crée les circonstances de son bonheur. Park Yong-ju gagne alors en quiétude dans sa mise en scène et dans la tonalité de son utopie, faisant de l’orphelinat accueillant la jeune fille ambigüe et de l’école dans laquelle elle devient pensionnaire des havres pleins de chaleur et d’humanité, permettant une possible reconstruction. La douceur prime ; elle n’apparaît finalement que comme un vernis.

Nouvelle amitié (Jun Dae-un, Yoon Ga-yi) (©Badlands)
De ce point de vue, Second Life s’avère un chausse-trappe foncièrement douloureux, la sérénité de la seconde partie du film étant fondée sur une illusion utopique qui, par définition, se condamne d’elle-même à s’effondrer à court ou à long terme. Le réel se montrera toujours plus puissant que la vie rêvée, implicitement planifiée et à même de subir les assauts de cette réalité qu’elle cherche justement à esquiver. Le nouvel amour artificiellement familial que Sun-hee / Seul-ki développe pour la directrice de l’orphelinat ou pour une petite fille esseulée qui s’accroche à elle dès son arrivée, l’amitié presque immédiate avec sa compagne de chambrée dans son nouveau collège remplaçant les camaraderies de son ancienne vie, factices puisque littéralement achetées, repose entièrement sur un mensonge, une nouvelle facticité, et donc sur une forme de trahison larvée, jamais franchement innocente. La jeune fille inspire donc un doute : que dissimule cette dualité ? Profondeur du chagrin intime, celui-là même mélangeant la solitude de la première partie, la tragédie terrible et brutale qui l’achève et la sensation de perte de soi provoquée par la fugue ? Aliénation due à la crise identitaire que vit Sun-hee, reniant la personne qu’elle était auparavant ? Ne renferme-t-elle pas même en son sein une forme de dangerosité involontaire mais qui lui serait intrinsèque, pouvant mener au pire pour celles et ceux qui entourent et apprécient un tant soit peu l’adolescente ? La scène finale du film donnera une réponse que nous ne révèlerons pas.
Ce personnage de jeune personne volontairement tombée du nid et extirpée de sa cage dorée se révèle donc au fur et à mesure du film un bloc de mystère assez troublant, bâtissant sa vie autour d’une imposture qui n’est que réaction visant à combler les vides de son existence sans âme. Aucune volonté de tromper pour faire le mal ne semble animer Sun-hee ; la jeune fille cherche juste à prendre les rênes d’une vie qui galope et galopera toujours plus vite qu’elle, qui lui échappera toujours au moment même où elle pensera toucher du doigt la plus parfaite quiétude, et l’aboutissement d’un bonheur qui n’aura de cesse de se dérober sur la pente glissante du mensonge. La fugue de l’adolescente est certes une fuite (des parents, de la tragédie, d’elle-même) ; ce parcours mène à l’abstraction de sa personnalité et de son identité, et, ce faisant, à sa disparition de la surface d’un réel sur laquelle elle perd peu à peu ses dernières accroches.

Au bord de l’abstraction (©Badlands)
Sans que Park Yong-ju n’atteigne à la beauté théorique de Michelangelo Antonioni ni à son magnifique hiératisme, dans ce film formellement très classique et réemployant les codes d’un certain cinéma de l’adolescence à la coréenne, la trajectoire de Sun-hee s’opacifiant de séquence en séquence n’est pas sans rappeler celle du David Locke (Jack Nicholson) de Profession : reporter (1975), dont l’usurpation d’identité visait le même objectif troublant que celui de la jeune Sun-hee : disparaître, littéralement. Second Life, discret petit objet filmique qui ne semble pas payer de mine, n’est donc pas sans laisser de marbre une fois le générique achevé.
Outre le film, le blu-ray édite par Badlands contient :
– PRÉSENTATION DU FILM PAR BASTIAN MEIRESONNE (22 MN)
– LIVRET (14 PAGES)
– BANDES-ANNONCEs
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).