Park Seok-yeong – « Steel Flower » (2015) [blu-ray]

Le cinéma réaliste contemporain peut effrayer. Usant souvent des mêmes codes et des mêmes recettes, surfant sur la vague d’un certain état de crise pour asséner des vérités idéologiques ou pseudo-sociales sans se rendre parfois compte qu’il fonce tout droit dans les murs de la caricature et des lieux communs, il semble répéter de film en film le même état d’un monde en souffrance, vision globale qui oublie quelque peu le regard particulier sur les individus habitant, occupant et arpentant ce réel. Pour le dire autrement, ce cinéma censément humain oublie justement l’humain, et peut-être du même coup une certaine forme de radicalité dans sa représentation, bien plus passionnante que celle, ronéotypée, que l’on peut voir de semaine en semaine sur les écrans. Réalisé il y a dix ans, encore inédit en France et judicieusement édité en blu-ray par la société Badlands, Steel Flower (2015) de Park Seok-yeong semble donc aujourd’hui essentiel par sa manière de prendre le réel à bras-le-corps plutôt que d’en faire un simple prétexte sociétal et, ce faisant, de revenir aux racines de ce réalisme mordant jusqu’à l’os quelque peu perdu.

Errance d’une sans-abri (Jeong Ha-dam) (©Badlands)

Le film ne raconte en fin de compte pas grand-chose, sinon l’errance dans la ville de Busan de Ha-dam (Jeong Ha-dam, magistrale actrice), jeune sans domicile fixe sans-le-sou qui, jour après jour, nuit après nuit, cherche avec une détermination renfrognée tous les petits boulots possibles qui lui permettraient de gagner quelques wons et sa pitance quotidienne. Squattant une maison abandonnée située sur les hauteurs de la cité portuaire (cette géographisation des espaces urbains marque socialement le cinéma coréen : la donnée presque marxiste d’un film comme le Parasite de Bong Joon-ho [2019] fonctionnait spatialement sur ce principe, en l’occurrence inversé puisque les riches vivaient « en haut » et les pauvres « en bas »), elle descend donc tous les jours en ville pour se faire invariablement rouler par celles et ceux qui l’exploitent, profitant de cette faiblesse terrible que représente l’impérieuse nécessité de travailler. Sa seule évasion se trouve être une école de claquettes située sur son trajet quotidien, qu’elle explore de plus en plus profondément de jour en jour, jusqu’à voler une paire de chaussures de danse pour tenter de reproduire par elle-même les petites chorégraphies qu’elle a pu subrepticement espionner.

Ces moments de paix sont les rares et nécessaires respirations d’une œuvre étouffante, empreinte d’une brutalité insidieuse. Steel Flower, film de peu de mots (Ha-dam doit en tout et pour tout en prononcer une vingtaine), repose sur l’observation d’une espèce humaine impitoyable, moralement (voire physiquement) violente, n’hésitant jamais à faire de la sans-abri une bête de somme propre à être exploitée et dont on pourrait se débarrasser comme d’un vieux mouchoir usagé, la ravalant à sa condition de lie de l’humanité. La beauté indignée du film de Park Seok-yeong provient justement de son sens de l’observation des divers asservissements subis par son personnage principal, crûment montrés sans ne jamais tomber dans la moindre complaisance : toujours du côté de Ha-dam, Steel Flower inverse la donne, faisant de ceux qui ont l’argent et ne paient pas pour le travail de la jeune femme dont ils profitent (pas spécialement des personnes riches, par ailleurs : une femme distribuant des tracts publicitaires, un petit patron de restaurant…) le véritable soubassement de la condition humaine, laissant leur vénalité certainement due à leur propre situation financière entamer leur dignité.

Recherche d’emploi (Taehee Kim, Jeong Ha-dam) (©Badlands)

La mise en scène de Park Seok-yeong a ceci d’étouffant et d’épuisant qu’elle règle son rythme, ses cadres agités et son montage frénétique (exemplairement les premières scènes du film) sur l’urgence de Ha-dam, sur ses efforts surhumains pour transporter ses affaires aussi rares que lourdes dans la bicoque abandonnée sur les hauteurs de Busan, sur son combat permanent pour être rémunérée le plus justement possible pour les boulots ponctuels qu’elle effectue par ci par là. Mais également sur la brutalité voire la cruauté des traitements qu’elle subit, comme lors d’une scène terrible dans laquelle la femme alcoolique d’un patron de restaurant ayant exploité la jeune femme, persuadée que son mari a couché avec elle, vient la voir sur son nouveau lieu de travail (un autre restaurant) pour la violenter et l’humilier publiquement, devant une clientèle presque impassible. Le moment, d’une brutalité psychologique inouïe, filmé caméra à l’épaule et en plan-séquence, résume tout à la fois la teneur du propos du long métrage sur la dévalorisation d’un personnage qui ne demande rien d’autre que d’exister dans un monde qui ne veut pas de lui, et l’ambition esthétique d’une mise en scène à même de représenter cette dévalorisation et dans le même temps de mettre son spectateur à l’épreuve (et pas seulement le spectateur : Park Seok-yeong lui-même a refusé d’être présent sur le lieu du tournage de la scène tant elle était susceptible de lui être insupportable, comme nous l’apprend la belle intervention de Bastian Meiresonne sur le film dans le bonus du blu-ray).

Mer agitée et existence tumultueuse (©Badlands)

Film cru, à la violence morale frontale mais jamais gratuite puisque recelant en elle le regard de son réalisateur sur un monde hagard incapable de discerner la bonté de la cruauté, Steel Flower semble renouer avec les meilleures œuvres d’un certain cinéma réaliste ambitieux et exigeant, comme celui de Luc et Jean-Pierre Dardenne lorsqu’ils étaient au sommet esthétique de leur filmographie devenue ô combien dévitalisée depuis quatre ou cinq films. En effet, ne peut-on pas considérer Ha-dam, sans-abri en course constante pour sa survie rafistolant ses pompes décaties à la colle forte, comme une cousine coréenne de la Rosetta incarnée par la regrettée Emilie Dequenne, héroïne de ce film éponyme (1999) constituant sans conteste un jalon du réalisme cinematographique moderne ? L’oeuvre de Park Seok-yeong atteint ce niveau, ce qui n’est pas une mince performance. Et ce qui en fait donc une œuvre aussi majeure qu’inconnue sous nos cieux, à découvrir absolument.

Outre le film, le blu-ray édité par Badlands contient :

• PRÉSENTATION DU FILM PAR BASTIAN MEIRESONNE (43 MN)
• LIVRET (28 PAGES)
• BANDES-ANNONCES

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A propos de Michaël Delavaud

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