L’état d’une démocratie peut se refléter dans le rapport de pouvoir qu’entretient sa bureaucratie avec la population ; aussi désordonnée soit-elle, plus elle incarne l’ordre et le pouvoir (n’est-ce pas par ailleurs, étymologiquement, l’un de ses attributs ?), plus la liberté individuelle et collective peut s’en trouver réduite à peau de chagrin. Deux procureurs, cinquième long métrage de fiction de Sergueï Loznitsa, repose entièrement sur cette hypothèse. Adapté du roman de l’auteur russe Gueorgui Demidov, physicien jeté au goulag pour la simple et bonne raison que les chercheurs étaient mal vus sous le régime stalinien et devenu auteur pour exorciser la violence de la répression qu’il subit, le film de Loznitsa, par la force d’une mise en scène aussi virtuose que profondément claustrophobe et anxiogène, montre à quel point l’administration aux ordres, l’âme lessivée par la dictature, faisait partie intégrante de l’utopie totalitaire communiste.

Sombres couloir d’une prison (A. Kuznetsov ; O. Pasko) (©Pyramide Films)

Deux procureurs se situe en 1937 ; dans une prison de Briansk, exemplaire de l’ensemble des geôles de l’URSS stalinienne, on brûle le courrier des prisonniers violentés, pour beaucoup enfermés à tort (c’est justement l’objet des lettres, envoyées à la Justice ou au Pouvoir lui-même) et dont les seules fonctions dans le régime est de trimer à l’entretien de leur lieu de réclusion ou d’attendre interminablement dans leur cellule jusqu’à leur évanouissement dans l’oubli collectif. Par le hasard le plus arbitraire, l’une de ces missives, écrite en lettres de sang sur un morceau de carton froissé, tombe sur le bureau d’un procureur fraîchement nommé, Alexander Kornev (Aleksandr Kuznetsov), qui fait alors des pieds et des mains pour rencontrer dans sa geôle insalubre le dissident Stepniak (Alexander Filippenko), puis pour avoir un entretien avec le procureur général de son oblast, Andreï Vychinski (Anatoli Bely), personnalité qui deviendra quelques années plus tard l’un des rouages principaux de la politique communiste de répression et des purges staliniennes.

Les deux procureurs du titre (A. Bely ; A. Kuznetsov) (©Pyramide Films)

Pour sonder les arcanes de cette puissance opaque, fantomatique, impalpable mais si présente, Loznitsa scinde son film en deux (la prison, puis l’administration locale) pour faire des lieux du judiciaire puis de l’exécutif les deux têtes de la même hydre totalitaire. Le cinéaste ukrainien insiste sur leur dimension labyrinthique, métaphorique du Système lui-même, ceci jusqu’à l’absurde du périple de Kornev au sein de la prison pour aborder le prisonnier qu’il est venu voir. Passant de bureaux en antichambres, d’un couloir sombre à un autre couloir sombre semblant mener aux profondeurs d’un enfer carcéral inique, franchissant un nombre incalculable de portes et de grilles de sécurité, le petit procureur candide découvrant avec circonspection les engrenages du Système s’enfonce dans le ventre d’une bête de plus en plus abstraite, insondable, et en cela terrifiante. Le bâtiment officiel abritant le Procureur général Vychinski représente le même ordre désordonné, ou tout du moins donnant l’impression de l’être, successions de couloirs où tous, instruments anonymes du Système, semblent savoir se diriger à l’exception de Kornev qui se dresse sans le savoir contre le régime par ses convictions. Loznitsa assume son amour pour un certain non-sens (il est par exemple admirateur de l’art de tati) : bien qu’anxiogène, la découverte de ce monde neutre, aseptisé, inhumain, n’est pas sans effets comiques, évoquant presque la peinture de l’administration de Goscinny (la mythique « Maison qui rend fou » des 12 Travaux d’Astérix [1976]), entre ancien camarade d’études présumé et anonyme insistant sur son amitié sans réciprocité avec le personnage principal, multiplication de couloirs et d’escaliers qui ne ressemblent à rien d’autre qu’à d’autres couloirs et d’autres escaliers, ou errance dans des corridors qui se remplissent ou se vident sans raison et semblent ne conduire nulle part.

Un grain de sable dans le flux d’un escalier (A. Kuznetsov) (©Pyramide Films)

La mise en scène de Sergueï Loznitsa parvient avec un grand talent à capter l’angoisse des espaces totalitaires dans lesquels se perd avec malaise son personnage de procureur dépassé, naïf et idéaliste, persuadé que la conception stalinienne du communisme repose moins sur la recherche du pouvoir absolu que sur des valeurs humaines. C’est lorsque le film se pose, lorsqu’il s’assied au sens presque littéral du terme, que la perte de ces valeurs semble la plus flagrante. Tant dans la prison que dans l’antichambre du Procureur général, Kornev affronte les salles d’attente dans lesquelles les serviteurs du régime le laissent mijoter, s’ennuyer, s’assoupir, sans éroder sa patience mais en étouffant sa vigueur, faisant de ces longues périodes de stase une lente descente dans un monde parallèle s’apparentant à un sommeil cauchemardesque dont on ne sait si le jeune juriste parvient à sortir (les occurrences de scènes de réveil parsèment Deux procureurs, sans que jamais la situation de Kornev ne s’améliore). Dans ces salles d’attente soporifiques se situe l’un des enjeux terribles du film : le procureur Kornev n’est rien d’autre qu’un nouveau prisonnier du régime, vivant comme les dissidents enfermés à Briansk dans une temporalité qui n’est plus la sienne, condamné à patienter sans délai précis. Là se trouve peut-être la déshumanisation la plus puissante de l’utopie totalitaire : hors de la raison et du temps qui l’accompagne, fonctionnant dans l’irrespect de toute logique et de tous repères, elle enferme hermétiquement les « citoyens » dans une sorte de figement irrationnel ; ces salles d’attente sont des cellules, certes moins sales, plus lambrissées et plus grandes que les vraies geôles, mais des cellules tout de même.

Salle d’attente (A. Kuznetsov) (©Pyramide Films)

Le propos de Sergueï Loznitsa est donc fort et original, et le récit et la mise en scène fort bien troussés. Peut-être même trop : là se loge peut-être paradoxalement la limite de Deux procureurs, long métrage tellement implacable et inéluctable qu’il aboutit à l’endroit prévu, sans rechercher un ailleurs narratif ou scénaristique qui aurait empêché cette sensation de voir une œuvre trop bien bouclée. Sans complètement gâcher le film, sans rendre son propos moins brutal et sa peinture du totalitarisme moins abjecte (bien qu’elle prenne ici des allures de bienséance), la prévisibilité de son issue, jamais remise en cause, donne l’impression d’un film qui ne sort jamais de ses rails. Lui-même prisonnier, en somme. En résulte un « bon film » bien fait, à défaut d’être l’un des chefs-d’oeuvre d’un certain cinéma russe contemporain de la contestation du pouvoir, statut auquel il pouvait pourtant légitimement prétendre.

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A propos de Michaël Delavaud

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