Marina De Van – « Dans ma peau »

Figure à part dans le cinéma français, Marina De Van est titulaire d’une maîtrise de philosophie et diplômée de la Fémis en section réalisation. C’est dans le cadre de la prestigieuse école de cinéma qu’elle signe son premier court-métrage, Bien sous tous rapports (1996). Elle y tient également le rôle principal, celui de Sarah, une jeune femme de vingt-quatre ans qui ramène chez elle son petit ami pour le présenter à ses parents ainsi qu’à ses frères. Ce coup d’essai raconte comment une famille bourgeoise attachée aux bonnes manières enseigne à sa fille la méthode pour pratiquer correctement une fellation. L’envie de dynamiter de l’intérieur un microcosme privilégié et renverser les apparences afin de déstabiliser le spectateur est déjà palpable. Un ancien élève de la Fémis, un certain François Ozon, découvre le film. Il est séduit par sa présence étrange et inhabituelle devant la caméra. Il décide alors de la faire jouer dans son moyen-métrage Regarde la Mer en 1997, puis dans son premier long Sitcom (1998). Leur collaboration va se poursuivre à l’écriture, elle se charge de la rédaction du poème La Bouche de Saïd sur Les Amants Criminels (1999), avant de coscénariser Sous le sable (2000) et Huit Femmes (2002). En parallèle, elle continue de réaliser des courts-métrages. La reconnaissance critique et publique d’Ozon lui ouvre des portes tout en lui collant une étiquette partiellement erronée. La cinéaste Marina De Van est bien différente de son célèbre acolyte et, sans aucun doute, plus radicale. Attirée par les autoportraits dérangeants, De Van joue constamment de la frontière trouble entre ce qui relève du vécu et de la fiction. L’artiste n’aime rien tant que de se mettre en scène (souvent aux côtés de plusieurs membres de sa famille) à travers des traitements frontaux et faussement distanciés, visant la catharsis torturée, bien davantage qu’un dessein narcissique. La sortie en 2002 de son premier long-métrage, Dans ma peau, véritable onde de choc dans la production hexagonale, amplifie ce diagnostic. 

L’histoire est celle d’Esther (Marina De Van), une trentenaire parisienne enjouée. La jeune femme travaille dans le marketing et aspire à se faire embaucher au sein de la société dans laquelle elle est en mission. Avec son amoureux Vincent (Laurent Lucas), elle projette d’acquérir un appartement. Lors d’une soirée, Esther fait une chute, et ne se rend compte qu’une fois rentrée chez elle qu’elle s’est blessée à la jambe. Cette plaie profonde deviendra, pour elle, une obsession. Esther développe une fascination pour sa propre chair, et commence à se lacérer elle-même, tout en cachant cette nouvelle passion à son entourage. 

Dans ma peau © Pulse Editions / Severin Films

Body horror hybride, Dans ma peau a été rattaché au mouvement « New French Extremism » par le journaliste américain James Quandt. Cette appellation vise à qualifier une série de films, jugés transgressifs et violents, signés de réalisateurs français de la fin du XXe et début du XXIe siècle. On retrouve pêle-mêle dans cette sélection François Ozon, Gaspar Noé, Catherine Breillat ou Bruno Dumont, mais aussi des longs-métrages tels que Trouble Every Day (Claire Denis), Intimité (Patrice Chéreau), Choses Secrètes (Jean-Claude Brisseau) ou Baise-moi (Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi). Des œuvres et des approches très différentes, qui, à divers degrés, ont bousculé le paysage cinématographique français. Le film de Marina de Van se situe à la croisée des chemins, en flirtant plus ouvertement avec l’horreur. Il précède un autre mouvement qui s’apprête à émerger, celui des « French Frayeurs », révélant au cours des années 2000 des profils tels qu’Alexandre Aja, Pascal Laugier, Xavier Gens, Alexandre Bustillo, Julien Maury. Contrairement à ces représentants assumés du genre qui essuieront les plâtres (parfois à raison), la réalisatrice jouit d’un accueil critique très favorable. Son film, extrême il est vrai, ne parvient pas à susciter suffisamment la curiosité du public en salle (il ne dépasse pas la barre des 10 000 entrées). Il n’empêche qu’il laisse des traces et ne s’évacue pas facilement de l’esprit de celles et ceux qui l’ont découvert. Il acquiert peu à peu une aura culte amplifiée par sa rareté croissante, à l’exception d’un DVD édité pour sa sortie vidéo initiale, il devient difficile à voir. Le succès notamment de Grave de Julia Ducournau a (au moins indirectement) contribué à remettre en lumière ce coup d’essai marquant.

Pulse Editions s’est attelé avec Severin Films et LTC Patrimoine, à la création d’un nouveau master 4K afin de permettre au long-métrage de refaire surface en haute-définition. Il leur a fallu relever un premier défi technique. Dans ma peau fut tourné en pellicule 35mm et post-produit en numérique. L’ensemble des images issues du tournage et rushes avaient été numérisées en haute définition, avec toutes les limitations des solutions techniques de 2002. Ils ont ainsi dû numériser en 4K cinquante bobines de rushes, puis procéder à la reconstruction du film plan par plan, afin de reconstituer fidèlement le montage d’origine. Deux années de travail ont été nécessaires pour parvenir à ce nouveau master 4K HDR, approuvé par sa réalisatrice et par son directeur de la photographie Pierre Barougier. Un labeur qui accouche d’un Combo Ultra HD/Blu-Ray pourvu d’une copie minutieusement restaurée et de très nombreux suppléments. L’occasion idéale pour revisiter ce jalon essentiel du début de décennie 2000, près d’un quart de siècle après sa sortie.

Dans ma peau © Pulse Editions / Severin Films

Dès le générique, l’écran est coupée en deux par un split-screen, une dualité esthétique y est ainsi immédiatement affirmée, simultanément à un double regard. Devant et derrière la caméra, objectif et subjectif, intérieur et extérieur, conscient et inconscient… Une poignée d’images annoncent implicitement le vertige à venir. Marina de Van prend soin d’ancrer son récit dans le réalisme mais aussi au cœur de microcosmes et de registres a priori éloignés du body horror, à savoir le drame bourgeois (ces problématiques conventionnelles de couples, ces événements mondains), et un cinéma de bureau (démocratisé par les premiers films de Laurent Cantet ou Sur mes lèvres l’année précédente). L’incident déclencheur est délibérément désamorcé telle une grenade à fragmentation dont les éclats se répandront lentement dans le reste du film. Une soirée chic et rébarbative au cours de laquelle l’héroïne semble constamment chercher à s’extraire et s’échapper, en se baladant dehors ou en visitant les étages de la maison. Dès lors, le projet de la réalisatrice fait corps avec elle : elle endosse les vêtements du cinéma français balisé pour mieux s’en échapper, explorer des zones inexplorées voire interdites. Ultérieurement, la découverte de la chair mutilée fait moins l’effet d’un choc ou d’une sidération, qu’à ce stade, celui d’un doux dérangement. On cherche à comprendre la réaction du personnage face à sa jambe en sang davantage que l’on s’attarde sur sa blessure. En dépit de la violence crue et frontale, Dans ma peau conserve quelque chose de très ordinaire, là encore, à l’instar d’Esther qui cherche à duper son entourage et dissimuler les apparences. La violence fait l’objet d’une rationalisation dérangeante, tandis que le film s’efforce de rester dans les habits étroits du drame conventionnel. Ce décalage croissant crée un double vertige, entre le théorique et le pratique, entre le cérébral et le viscéral. Le film, comme son héroïne et sa réalisatrice, est en quête de sensations fortes dissimulées dans un écrin plus conventionnel du cinéma français. Marina de Van avance tel un cheval de Troie affichant une volonté de faire bouger les lignes tout en faisant mine d’appartenir à la même famille, un peu comme l’a fait François Ozon quelques années auparavant sur Sitcom.

Dans ma peau © Pulse Editions / Severin Films

Néanmoins, quand son mentor tend à la satire sociale acide, la cinéaste poursuit le dessein initié sur ses courts-métrages, celui de l’autoportrait déguisé et destroy, le genre est en ce sens purement conjoncturel. Dans ma peau est l’histoire d’une incomprise et d’une énigme, à l’instar de son autrice, il est aussi le récit d’une femme qui s’émancipe peu à peu de ses injonctions aspirée par d’inexplicables pulsions. De Van met en images la révélation au monde de ses parts d’ombre en entretenant une distance floue entre elle et son personnage. La scène d’humiliation à la piscine dévoile sa blessure à travers son pantalon et à l’intérieur d’un espace public. Elle s’observe impuissante et sans défense face au reste du monde, incapable de réfréner ses pulsions. La perte de repères du personnage accélère un virage lent vers le body horror contaminant les genres avec lesquels flirte le film. Une séquence pivot traduit cette évolution lorsqu’au restaurant, dans un contexte de rendez-vous professionnel, les pulsions s’avèrent irrépressibles et impossibles à contenir en public. La réalisatrice se permet une mise en rapport entre la viande dans son assiette et les mutilations qu’elle s’inflige, avant de s’autoriser des incursions fantastiques (réalistes) avec des visions chocs (un bras coupé par exemple) parasitant la situation. La dimension mentale du film s’exprime ainsi par les intuitions purement formelles, refusant l’approche cérébrale. Esther hurle son besoin de s’éloigner de ce monde auquel elle appartient malgré elle tout en élaborant le sien. C’est aussi le cri de rage et de fureur d’une réalisatrice, scénariste et actrice désireuse d’exister et qui, pour cela, doit façonner son propre univers. Lors d’un passage troublant, elle va jusqu’à littéralement mettre en scène son existence en « créant » un faux accident de voiture afin sauver les apparences auprès de ses proches. La cinéaste se met à nu tandis que son avatar tente de se dissimuler. Au détour de plans en vue subjective, Marina De Van entreprend de nous mettre littéralement dans sa peau afin d’épouser son regard et ainsi comprendre et ressentir l’inconcevable à défaut de l’accepter. L’automutilation s’accompagne d’un attrait pour le sang et d’une forme de cannibalisme déplaçant constamment le curseur.

Dans ma peau © Pulse Editions / Severin Films

Un personnage en ascension et en pleine construction sociale qui se détruit de l’intérieur et de l’extérieur, le retour du split screen illustre d’ailleurs cette dissociation, cette intenable dualité et cet impossible point d’équilibre. Il amorce un final silencieux purement graphique et dérangeant, dont l’absence d’explication nourrit les interprétations les plus tordues et choquantes. La douceur finale est d’autant plus dérangeante qu’elle semble affirmer la plénitude de son héroïne. Marina De Van use de la caméra comme d’un miroir déformé de ses névroses, pour signer un autoportrait tourmenté et puissant où elle pousse une silhouette de cinéma inhabituelle dans ses retranchements. Dans ma peau est une œuvre matricielle : une plongée viscérale dans l’identité féminine, où le corps devient à la fois territoire de résistance et espace de révélation. En se mettant littéralement en scène, la réalisatrice signe l’un des autoportraits les plus dérangeants et sincères du cinéma français contemporain.

Nous évoquions plus haut le défi technique qu’avait représenté la restauration en 4K du film, le résultat final est absolument bluffant. La mise en scène chirurgicale de Marina De Van et la photographie de Pierre Barougier (La Jeune fille et la mort, Tout le monde dit I Love You…) retrouvent dans cette copie leur plus bel éclat. L’édition riche en suppléments propose notamment les deux courts-métrages FEMIS de la cinéaste, Bien sous tous rapports et Rétention mais aussi Cadavre Exquis de Léa Mysius (Les Cinq Diables) ou le récent A Fermenting Woman de Priscilla Galvez. On retrouve également en vrac une introduction par Kier-La Janisse (House Of Psychotic Women), une présentation de Barbara Creed (The Monstrous-Feminine), Under The Surface, un essai vidéo du Dr. Alexandra Heller-Nicholas, ainsi que les bandes-annonces française et américaine. On recommande tout particulièrement les deux bonus assez complémentaires impliquant directement Marina De Van. Tout d’abord, le commentaire audio, étonnamment solaire, qui se révèle riche et spontané, plein d’anecdotes et à bâtons rompus, comme si la réalisatrice se libérait en révélant tous ses secrets. Elle est passionnante de bout en bout. Dans une autre totalité, est aussi disponible un entretien d’une vingtaine de minutes dans lequel elle se replonge vingt ans après sur le film, confessant sa nature autobiographique et cathartique avec une franchise dérangeante et déconcertante, d’une authenticité stupéfiante, qui alimente le trouble ressenti au visionnage. Une édition définitive pour une œuvre essentielle dans l’histoire du Body Horreur francophone qui affirmait une cinéaste singulière et précieuse. Entre tentative ambitieuse infructueuse (Ne vous retournez pas) et une réalisation en langue anglaise qualitative un brin sous-estimée (Dark Touch), la suite de sa carrière s’est surtout distinguée par une diversification et notamment l’écriture de plusieurs romans (Passer la nuit, Brûler l’empreinte) et essais autobiographiques. Elle n’a pas fini de nous fasciner.  

Dans ma peau © Pulse Editions / Severin Films

Disponible chez Pulse Editions .

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A propos de Vincent Nicolet

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