78ième festival de Locarno – « Fugace beauté du présent, déchirante fragilité du passé »

(Attention, la critique de Mektoub my love Canto Due contient des spoilers)

Il est l’évènement du festival, le grand retour tant attendu de la maudite trilogie d’Abdelatif Kechiche Mektoub my Love. Par esprit de contradiction, je me refuse à aller à la vision presse pour être présent avec l’équipe du film le lendemain lors de la présentions officielle et publique. Il est 16h45, Ophélie Bau est bien là, le nom de Kechiche n’est pas cité une seule fois, ni même son AVC du mois de mars évoquée. Le lancement du film se fait donc dans la stupeur du silence et des non-dits. Étrange et blessant. Néanmoins, l’excitation est bien au sommet pour découvrir ce Canto Due après l’Intermezzo disparu dans les limbes des polémiques post-cannoises. Et n’allons pas par quatre chemins, sa réussite est totale et sans contestation. On retrouve la Mektoub family, Amin le ténébreux et timide rêveur va rencontrer un producteur américain tombé amoureux de son premier scénario. Il y a alors la genèse du « rêve américain », de la réussite dans un milieu exclusif et excluant. A ses côtés, la belle Ophélie, toujours à la ferme de ses parents, enceinte de Tony, alors que son mariage avec le militaire Clément s’organise. Et puis le tonton charrieur, Dany, Hafsia Herzi, ils sont là, tous, unis dans une nouvelle scène de plage magistrale, les corps se répondent, les bavardages se mêlent aux regards dans un flux de grâce et de naturalité sidérant, la caméra de Kechiche n’a jamais semblé aussi incisive, pénétrante, nos yeux s’humidifient, adoucis et émus par tant de maitrise. Malgré la qualité des dialogues, la puissance solennelle de ce Canto Due nait bien des interstices et des silences, ce fameux contre-temps kechichien en apesanteur, cette beauté naturaliste qui défie la gravité. Le sérieux dramatique est rapidement dégonflée par un humour omniprésent, une comédie à l’italienne qui joue du rythme, des absences, un humour bienfaiteur qui semble même jouer avec la réalité. Notamment lorsque Kechiche décrit les déviances des réalisateurs prétentieux avalés par le système, ou dans ses corps qu’ils dénudent sans jamais trop en exposer, cette scène de sexe marginale et tiède d’un faux acte rédempteur, lui bien plus joueur que provocateur. Lors de sa première heure et demi en pure apesanteur, il n’y a qu’à profiter, notre cœur enserré par tant de génie, ses personnages que l’on aiment, qui nous pénètre sont bien là, auprès de nous, ne nous lâchent pas et vivent, ne cessent de vivre dans un bal du quotidien implacable. Puis vient le drame, la violence du rêve brisé, un rêve disparu avant même d’avoir pu exister. Car lorsque la balle est tirée, que le producteur américain meurtri de jalousie de découvrir sa femme avec Tony se blesse, les destinées vont se croiser. Car même si le film s’interrompt avant la suite judicaire, tout le monde en connaît sa finitude. Amin, Tony, les immigrés maghrébins seront forcément jugés et condamnés, pendant que le riche producteur coupable s’en sortira. Il y a alors là un acte dramatique bouleversant et d’une obscurité radicale, le rêve de Amin, celui d’être, d’exister, son rêve de cinéma, de grandeur, meurt ce jour-là, et avant même d’avoir pu exister. Amin, Tony, leurs conditions d’immigrés ramenés à cette prison sudiste dont ils appartiennent pour l’éternité. Et quelle puissance dans cette ultime course contre lui-même de Amin, contre la fin d’un rêve, contre son Mektoub désormais mort-né. Après la lumière de Canto Uno, la disparition de Intermezzo, l’obscurité a gagné dans Canto Due.

Mektoub my Love Canto due de Abdelatif Kechiche

Nouvelle journée, nouveau départ. Après la monumentale mandale Mektoub Canto Duo, et une soirée un brin arrosée du côté de nos amis de Swiss Films (et la présence remarquée d’Alain Berset, ancien président de la confédération suisse en jean et basket), détour intéressé auprès de la sélection parallèle « cinéaste du présent » avec Le héron bleu de Sophy Romvari. Et j’en sors à terre, sans voix ni mots que je dois pourtant trouver ici. Il y a d’abord la souffrance adolescente de Jérémy, viscérale, impénétrable, ce visage à la fois inexpressif par son apathie, et pourtant disant tout en si peu par un terrible regard qui glace, bouleverse, tant l’on ressent au plus profond de notre chaire la douleur intolérable de cet adolescent perdu dans les limbes d’une vie perdue. Face à lui, des parents désemparés, questionnant légitimement leur propre capacité éducatrice, pourchassés par la malédiction de l’incompréhension, et cette éternelle question sans réponse du « pourquoi ». Puis de la viscérale douleur viendra le devoir mémoriel. Après une ellipse temporelle, nous retrouvons la sœur de Jérémy à l’âge adulte faisant face à la cruauté du souvenir. Mais aussi de sa nécessité, de son urgence, repenser le passé pour guérir les plaies du présent, agir avec courage en se confrontant à la douleur de la perte d’un être cher. Et que dire de cette lettre, ces mots savamment choisis par la fille qui s’adresse à ses parents dans une magistrale séquence théorique. Car il est trop tard, le temps est passé, Jeremy n’est plus, ses parents absents mais la douleur, elle, est toujours aussi insistante. Mais comme le laisse imaginer sa fin, probablement apaisée par cet acte du souvenir. Le film se détache de toutes fioritures à la Dolan (et son boursouflé Mommy sur un sujet similaire) pour s’attacher à filmer la pureté, la pureté d’une émotion qui déchire, qui pénètre, une émotion qui transperce sans jamais adopter ni posture, ni effet de manche. Cet Héron Bleu m’a emporté, loin, et ne m’a toujours pas lâché.

Le héron bleu de Sophy Romvari

Et pourtant, dans la frénésie d’un festival, il faut sécher ses larmes. Vite. Et reprendre le chemin des salles. Et ce sera avec Journées de l’âne de Rosanne Pel. Et l’on descend clairement de quelques étages avec cette première vraie déception de la sélection officielle jusqu’à là impeccable malgré quelques errances. Dans cette petite histoire bourgeoise, le poids d’une mère autoritaire noie la relation tendue entre deux sœurs que tout opposent, physiquement, sexuellement, moralement. Et de ce vase clos théorisant une psychanalyse à ras du sol émerge une mise en scène confuse, brouillonne, le montage au hachoir tue le rythme, et bourre le film d’incohérence à la fois structurelle et narrative. En exemple, de nombreuses scènes queer semblent débarquer cheveux sur la soupe pour teinter le film d’une couleur qu’il prétend être, la chronologie semble farfelue et perdue, le tout dessinant une sorte de note-book scénaristique à gribouille. Dans ce trio familial qui tente l’humour acide avec il est vrai réussite (sa drôlerie est sa principale force), la superficialité de son versant analytique plombe le reste, la sœur rigide prenant la place de sa mère décédée dans une boucle générationnelle attendue et la fameuse transmission génétique des traumatismes passés. La comparaison avec le récent Valeurs Sentimentales de Joachim Trier passé hier à la Piazza Grande fait très mal.

Alors, on espère se consoler avec une autre très grande attente du festival, le Dracula de Radu Jude. De cette comédie acide qui multiplie les histoires draculesques à travers un outils d’intelligence artificielle générant scénarios et images, Jude, disons-le, est en en totale roue libre. En étant tout autant hilarant qu’inquiétant, dérisoire et ridicule, Dracula inquiète par son versant annonciateur et la violence et la vulgarité de ses intentions prédictives. Comme si le futur pensé par Jude semble inévitable, cette déchéance tragique harnachée à notre destinée. Film punk et radicalement libre, Jude nous pousse encore et encore à penser, anticiper, dans la douleur et le verbiage. Les sujets sont innombrables, dépassant largement son angle initial (l’intelligence artificielle) : conflits mondiaux, racisme de classe, poids funeste de la religion, du capitalisme mortifère, le sexe par le prisme des relations hétéronormées, tout y passe avec génie et véhémence dans 2h50 étourdissant d’intensité et de pesanteur. On ne cesse à la fois de s’amuser, puis de s’inquiéter, le sourire est jaune, le malaise automatique, Jude n’a jamais été aussi maître de son destin que par cette liberté inespérée, son ton unique, sa lecture d’un monde courant à sa perte avec un kilo de références sous le coude, un film de cancre en fond de classe, mais un cancre qui systématiquement trouve la solution du problème au tableau. Voilà ce qu’est Radu Jude, voilà ce qu’est son Dracula, une parfaite et anarchique équation sans solutions d’un monde brisé.

Dracula de Radu Jude

En ultime projection de ce court mais si intense voyage en suisse italienne, je découvre le film du coréen Syeyoung Park The Fin dans la sélection cinéaste du présent. Drôle d’appellation pour un film d’anticipation, un nouveau monde est enseveli sous les déchets radioactifs, l’eau de l’océan est rouge orangé, le ciel et la terre contaminés, et dans ce dystopique schéma narratif émerge les Omégas, des sortes d’homme-poisson toxiques, une nageoire à la place du coccyx, des pieds rabotés pour mieux nager, et une voix stridente qui peut tuer. Ils sont les reclus de cette néo-société fasciste où la Corée s’est unie derrière un mur contre ses nouveaux captifs discriminés. Par la laideur de son esthétique très filtré et sa caractérisation narrative attendue, The Fin est à la lisière du film de plate-forme. Mais fort heureusement, il s’en extirpe de justesse par sa capacité à filmer le sensible par le visage de ces deux femmes qui se font face : l’une en chasseuse, l’autre en chassé, deux destins qui se confrontent et qui finiront par s’unir dans un jeu de miroir bergmanien troublant de beauté toxique. Il y a donc ici à la fois la désagréable sensation de déjà-vu, mais aussi d’indéniables qualités de cinéaste que Park avec cette capacité à faire naitre l’émoi par la mise en scène et non l’écriture dont encore une fois les enjeux sont courus d’avance. Avec The Fin, l’inhumanité (le rejet de la différence) s’étiole peu à peu d’abord par la remise en question, puis la naissance du doute jusqu’à la conscientisation du « juste ». Et cette ultime phrase en conclusion à la fois du film et de mon festival, résonnant en symbole de notre temps, « je suis désolé ».

Déchirant Au Revoir

Après ces quatre jours de festival de haute intensité et qualité, quatorze films découverts avec en point commun, une conscientisation radicale des dérives d’un monde qui souffre, des qualités remarquables de cinéastes sur l’ensemble de la sélection, beaucoup de promesses (Hana Jusic, Elsa Kremser et Levin Peter), quelques confirmations (Radu Jude, Ben Rivers) et deux déchirantes réussites (Blue Heron, Mektoub my love Canto Duo). Il est temps de rejoindre la gare au petit matin, et profiter, comme à l’aller, de la magnificence des paysages montagneux qui entoureront mon retour.

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A propos de Pierig LERAY

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