Le carton de L’Amour ouf, le succès surprise de Vingt Dieux ou encore les adaptations passées (Leurs enfants après eux) et à venir (Connemara) des romans de Nicolas Mathieu disent quelque chose d’un besoin vital du cinéma français. Dans un pays où les fractures de classes ne cessent de s’accroître, s’ouvrir à de nouvelles sociologies de personnages, se rapprocher d’un réel insuffisamment observé ou représenté à l’écran (quand il n’est pas carrément hors-champ), apparaît telle une nécessité. On pourrait avoir à redire sur ces approches au choix tapageuses, gentrifiées (pour ne pas dire bourgeoises) ou simplement balisées ; elles ont néanmoins le mérite d’exister et au fond d’ouvrir une brèche. Dans un paysage partiellement orphelin d’Abdellatif Kechiche (en attendant désespérément de découvrir Mektoub, My Love: Canto Due), dernier géant qui a su s’emparer de ces problématiques, nous avons pu apprécier l’émergence de jeunes réalisatrices assumant un naturalisme post-Andrea Arnold. L’influence manifeste (et souvent revendiquée) de la cinéaste britannique sur ses pairs surpasse une reconnaissance publique et critique encore trop timorée. On pense au récent Les Filles désir de Prïncia Car ou à Diamant Brut d’Agathe Riedinger sorti l’année dernière. Réalisme social et stylisation ne sont plus antinomiques, certains types de héros et héroïnes ne sont plus exclus du cadre : les lignes bougent.

Copyright Move Movie

Auteur de deux moyens-métrages remarqués et multi-primés, La Bande à Juliette (2016) et Coqueluche (2018), Aurélien Peyre vient s’inscrire dans cette nouvelle vague qui ne dit pas son nom, ce renouvellement des regards. Son premier long, L’Épreuve du feu prolonge cette tendance avec finesse, tout en affirmant ses propres singularités. Hugo (Félix Lefebvre) a 19 ans. Comme chaque été, il passe ses vacances sur une île de l’Atlantique, dans la petite maison familiale. Mais cette année est différente, Hugo s’est transformé physiquement et arrive accompagné de sa petite amie, Queen (Anja Verderosa), une esthéticienne dont la verve et les longs ongles strassés détonnent avec la sobriété et la timidité du jeune homme. Rapidement, le couple devient l’objet de tous les regards…

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Fort de la maturité et de l’expérience acquise sur ses précédentes réalisations, le cinéaste décline les motifs de Coqueluche (un couple détonnant et improbable, l’isolement insulaire, la pression sociale…) pour les réinvestir dans un nouveau format. Outsider français au milieu d’un été caniculaire timide dans la diversité de ses propositions, L’Épreuve du feu épate de son ouverture à sa conclusion pour nous toucher durablement. Récit d’un premier amour d’une justesse saisissante, le film impose immédiatement une sensation de proximité à la fois irrésistible, intense et irrépressible, vis-à-vis de ses personnages. Il nous invite à partager des sentiments imprévisibles qui vont d’abord paraître infinis et indestructibles. Dévoilé en exercice physique, Hugo est intronisé en tant que corps poussé dans ses réserves : une silhouette durement transformée et entretenue par l’effort répété. Celui qu’il fut n’est furtivement visible qu’en photo. Les gestes passent avant les mots. Il prend soin de se réapproprier le décor avant que Queen ne le rejoigne. La douceur des notes de Maud Geffray et des actions succinctes précèdent l’arrivée « muette » de la petite amie. Ce prologue fragmenté en forme de parenthèse hors du temps tend à nous familiariser avec des individualités que la suite du film va nous permettre d’apprendre à connaître, à pénétrer dans leur intimité. Le dialogue insuffle une autre vérité : la spontanéité du langage et la modernité des expressions en font un puissant marqueur social et temporel. Justesse et légèreté transpirent jusque dans les balbutiements et hésitations de ce garçon et cette fille qui se découvrent encore, tandis que leur histoire se révèle et s’épaissit à l’écran. Entre douceur et légèreté, Aurélien Peyre observe un bonheur implicite, subtil et jamais souligné. Il filme la rencontre de deux corps et tempéraments, en apparence aux antipodes, qui fusionnent naturellement avec une sincérité désarmante. Cette bulle protégée est amenée à se heurter à l’extérieur, confrontant le couple à d’autres mondes : fantasme, ivresse… mais aussi barrières sociales et inévitable gueule de bois.

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La chronique solaire (quelque part entre Rohmer, Rozier et Mektoub, My Love) croise les codes du teen-movie, dans un conte d’apprentissage réaliste et désenchanté. L’Épreuve du feu nous présente un monde étrange de jeunes adultes où les figures d’autorités sont parfois évoquées mais n’apparaissent jamais à l’écran. Un territoire d’expérimentations rempli de leurres et d’illusions où l’inconséquence guette : rien ne semble interdit ou indélébile. Introverti et peu expansif, Hugo a du mal à se défaire d’un passé douloureux, laissant peu à peu le trouble et l’incertitude ternir la pureté de sa relation. Son innocence est corrompue par un désir de plaire, un besoin d’appartenance et une volonté de revanche sociale. Le garçon s’égare au prix d’erreurs et de fautes, avérées mais humaines. Aveuglé par un bonheur de façade, il est incapable de saisir la toxicité de ses nouveaux amis. Il ne parvient ni à se comprendre ni à véritablement s’écouter, comme s’il ne pouvait s’affirmer que par autrui ou en devenant quelqu’un d’autre. Aurélien Peyre fait de nous les témoins d’une crise intérieure retranscrite avec puissance et délicatesse. Il éprouve simultanément les dilemmes de son protagoniste et les émotions de son spectateur. Il scrute en parallèle l’émancipation de son pendant féminin : une héroïne dont l’intelligence émotionnelle et la sensibilité bouleversante s’affirment en réaction. Le style exubérant et le caractère extraverti de cette dernière trahissent une fragilité contenue. La forte impression qu’elle induit tient autant de l’affirmation que de la carapace protectrice.

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Le cinéaste immortalise deux individualités qui se cherchent et se débattent à l’intérieur d’un microcosme exclusif, dominé par le paraître, où les regards constituent les seuls repères tangibles. D’un côté, un garçon qui a tout fait pour rentrer dans les normes prétendument attendues, représentant d’une masculinité constamment contrariée par ce qu’elle laisse transparaître, blessée et complexée. De l’autre, une fille en apparence totalement désinhibée, faussement frivole, à la féminité exacerbée (vêtements tape-à-l’œil, ongles longs flashy, tatouages et piercings visibles…) et à l’insouciance trompeuse. Hugo incarne une jeunesse en quête de sens, sans véritable boussole et foncièrement dépolitisée, tandis que Queen s’accroche et s’attache à ce qu’elle a pour établir ses propres codes, façonner son univers et son bonheur. Ce double portrait en miroir se construit sur une somme de dualités et de tensions qui se répondent autant qu’elles s’interrogent. Sans fuir la part de cruauté et de noirceur de son récit, Aurélien Peyre développe un point de vue bienveillant. Il cherche à caresser ses héros à l’aide de sa caméra, pour sonder leur densité et leur beauté. En résulte un film lumineux jusque dans ses aspects les plus obscurs, n’idéalisant jamais le monde qu’il dépeint, bien qu’obsédé à l’idée d’en toucher une part de vérité. Il est intéressant de constater que le regard théoriquement masculin du metteur en scène se nourrit de collaborations décisives (écriture, photographie, montage, bande-originale) avec des femmes, permettant de facto, d’étoffer son approche, sans perdre son cap.

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La réussite et la fraîcheur incontestables de ce premier film tiennent aussi énormément à la qualité de son casting, à commencer par l’alchimie miraculeuse de son couple principal. Félix Lefebvre (Été 85) entre une forme de minéralité et de gaucherie spontanée, donne une nouvelle perspective à ses atouts d’acteur. Il dévoile une profondeur de jeu renouvelée, où son approche de la gravité semble constamment empreinte de légèreté, créant nuances et modulations d’intensité dans son interprétation. Face à lui, si Queen constitue l’un des plus beaux personnages féminins vus récemment dans un film français, impossible de minorer l’importance de la composition de son interprète tant Anja Verderosa crève l’écran à chaque seconde. Jeune comédienne venue des planches de théâtre, elle effectue ici son baptême cinématographique. La comparaison n’a pas forcément lieu d’être, mais nous tenons peut-être la révélation la plus impressionnante depuis Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle. D’une stupéfiante authenticité, elle déjoue les pièges qui guettent son rôle pour façonner une interprétation inoubliable. De ses faux ongles à son accent, chaque attribut, chaque détail, se transforme en source de plaisir et en piste d’incarnation visant à révéler avec la même fougue, la même rigueur et la même intelligence, la malice et l’âme du protagoniste, sa complexité et son intransigeance. Son visage, sa silhouette, sa voix imprègnent le cadre jusqu’à ses derniers mots amorçant un épilogue pudique et déchirant, conclusion d’un coup de cœur direct. Avec elle, L’Épreuve du feu raconte et interroge autant qu’il restitue la mémoire vive du premier amour, en capturant le vertige sensoriel comme la densité émotionnelle. C’est tout simplement beau.

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A propos de Vincent Nicolet

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