L’humilité délicate du titre du deuxième long-métrage de Simón Mesa Soto, Un poète, est la première chose qu’on remarque en abordant cette petite merveille… enfin pas si petite, à vrai dire, car ce travail gentiment mélancolique mais non sans humour, aussi doux que parfaitement maîtrisé, qui a commencé son brillant parcours en décrochant le Prix du jury Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes (et a été choisi le mois dernier pour représenter son pays dans la course aux Oscars et aux Goya) arrivait même avant cela avec quelques lettres de noblesse. C’est d’ailleurs le troisième film qui vaut au réalisateur colombien une invitation sur la Croisette, après le court-métrage Leidi (Palme d’or 2014 du court-métrage) et le long-métrage Amparo (sélectionné à la Semaine de la Critique en 2021). Pour le poète du titre, Oscar Restrepo (incroyablement incarné par le comédien non professionnel Ubeimar Rios), en revanche, l’apogée de sa carrière est loin derrière lui : elle remonte même à ses tous premiers recueils, près de deux décennies plus tôt.
Quand on le découvre, c’est un poivrot sans le sou geignard et colérique qui vit encore chez sa mère, se retrouve souvent à dormir sur le trottoir comme une épave, et doit se résoudre à emprunter à sa fille adolescente (qui n’attend plus rien de lui et à qui il fait même un peu honte) le prix d’une course de taxi (et peut-être d’un godet au bistrot). Au mieux, au sein de l’association de poètes qu’il fréquente, on le tolère avec une indulgence agacée, eût égard aux deux publications de jeunesse susmentionnées. Que la dissonance qu’on perçoit constamment entre la notoriété (très relative) d’Oscar et sa situation réelle soit un paradoxe inconfortable ou, au contraire, le lot de tout poète digne de ce nom (comme notre piteux héros semble le revendiquer qui ne manque pas une occasion de se lancer dans d’amères tirades sur ce qu’est la poésie et cite comme références littéraires José Asunción Silva, mort suicidé à 30 ans, et dans une moindre mesure Bukowski), elle reflète bien la position d’Oscar, qui a ses petits univers (sa vie avec sa mama, le bar, les moments où il a de vrais dialogues) et va de l’un à l’autre, mais n’est jamais vraiment à sa place dans le monde qui l’entoure et continue d’avancer sans lui – ni comme membre actif de la société, ni comme père…

Epicentre Films
Si pour notre personnage, vivre comme un électron libre évoluant hors du temps, dans un espace qui lui est propre, est en train de devenir intenable, pour le spectateur, c’est un délice de l’accompagner dans son itinérance à travers un Medellin actuel qui pourrait, à quelques détails près (notamment un téléphone portable qui va, plus tard dans le récit, jouer un rôle central, qu’Oscar va du reste rejeter), remonter à quelques décennies plus tôt. L’aspect vintage des vignettes qui se succèdent, accentué par le traitement des couleurs à l’étalonnage et les bords un peu rognés de l’image (comme ceux d’une vieille photographie), parfois souligné par d’élégantes notes de jazz, invoque immanquablement un âge d’or du cinéma auquel Un poète fait honneur. On ne peut s’empêcher de penser à Cassavetes, presque dès les premières images, qui nous catapultent in medias res dans la vie décousue de héros, de litanies pleurnichardes en débats alcoolisés qu’on attrape toujours en cours de route à mesure qu’on se déplace avec lui de lieu en lieu (par exemple sur le trottoir, avec deux sans-abris aussi imbibés que lui qui voient la poésie comme une forme colonisée et l’engagent à céder à cette colonisation). Nombreux sont, aussi, les moments où ce sont les autres qui palabrent interminablement autour d’un Oscar abattu qui fait l’effet d’être plus seul que jamais. Dans ces moments, si l’esthétique du film et les mouvements de caméra n’étaient pas si habiles et délibérés, les acteurs, finement dirigés, jouent avec tant de naturel qu’on aurait l’impression d’assister à un film d’observation.

Epicentre Films
La remarque vaut aussi pour les scènes de dialogue en voiture entre le poète tourmenté et Yurlady (Rebeca Andrade), une lycéenne naturellement douée pour l’écriture qu’Oscar veut prendre sous son aile, parce qu’aussi irritable et irritant que notre personnage central puisse paraître, c’est un être fondamentalement bon dont l’intégrité, celle-là même qui aliène peu à peu tout son entourage (sauf sa maman) bien qu‘elle ne soit jamais l’expression d’un ego démesuré, se met progressivement à sortir de sa conque de frustration pour briller discrètement, comme un gemme d’une pureté émouvante. Ce qu’on pouvait pressentir au tout début, quand il dit à sa mère qu’il l’aiderait dans ce qui serait pour lui le plus dur des sacrifices, s’exprime de plus en plus nettement quand Oscar accepte finalement un travail de professeur pour sa fille, qui devient assez vite dans le film le moteur de tous ses efforts. Quand il découvre le talent de Yurlady (élève issue d’un milieu populaire qui vit dans une comuna, dans un petit logement plein à craquer d’oncles et tantes et d’enfants et d’enfants qui ont des enfants), et la joliesse simple des mots qu’elle consigne dans son cahier comme ça, juste parce que ça lui plaît, il a bien sûr par moments la tentation de transposer sur elle ses valeurs et questionnements à lui, et interroge souvent à travers elle une jeune fille de l’âge de la sienne, mais contrairement à ses collègues de l’association de poètes qui suggèrent qu’elle devrait davantage écrire sur sa condition sociale, par exemple, il l’écoute vraiment et la respecte telle qu’elle est, sans chercher à l’exploiter ni même à résoudre ce qui, à la lumière de ses aspirations à lui, pourrait sembler une contradiction : le fait que les élans poétiques de Yurlady n’aient d’autre fin qu’eux-mêmes.

Epicentre Films
Soudain, au moment où on s’y attend le moins, où ce qui se présentait comme une subtile étude de personnage a déjà beaucoup gagné en épaisseur et où d’autres enjeux liés à d’autres personnages se sont subrepticement ajoutés au portrait nuancé pour en faire un vrai tableau où Oscar se perd un instant, comme s’il s’était laissé fléchir, le film, à la faveur de cette courte absence, introduit une péripétie absurde (une intrigue à proprement parler) où ce sont tous les autres qui semblent basculer dans une frénésie grotesque, sous le regard interdit du (ou des) poète(s) du film, qui d’un coup se tiennent coi. L’opération, qu’on laissera découvrir au lecteur, mais dont on peut dire qu’elle tient presque du tour de passe-passe, délecte par sa douce facétie, qui fait écho au ton qu’on percevait jusque là, notamment dans les cartons (rouges) annonçant les titres un peu décalés, ironiques pour ne pas dire ludiques (par leur solennité feinte), des différentes « parties » du récit – titres qui dialoguent avec légèreté avec le contenu de l’ensemble du film plus qu’ils n’éclairent vraiment chacun des chapitres.
Le charme fou qu’avait déjà le film jusque-là s’en trouve décuplé, d’autant que c’est à partir de cet épisode (qui donne lieu à des scènes assez épiques) que peut enfin se dégager, par le biais ravissant d’un carnet pailleté et de l’affection d’une femme pour l’homme dont elle a eu une fille, la sensibilité étouffée qu’on sentait palpiter et se débattre tout du long. Comme une « petite fleur » en train de sortir de terre, elle émerge sans bruit, gentiment sans s’imposer, sans tout le tralala qui accompagnerait une retentissante épiphanie. Le dénouement est aussi humble et délicat que le titre du film, dont on se rend compte aussi, chemin faisant, que sa grâce profonde est aussi de n’avoir jamais cherché à définir le poète, ou à établir ce qu’Oscar représente ou pas par rapport à cette notion souvent envisagée avec grandiloquence. À travers le personnage de Yurlady, au contraire, il la rend à sa belle simplicité, vulnérable et dépouillée, doucement bouleversante.

Epicentre Films
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).