Une humilité traverse l’œuvre discrète mais passionnante de Peter Yates, trop souvent réduite au succès (mérité) de Bullitt, thriller efficace au sous-texte politique, qui doit sa notoriété au charisme magnétique de Steve McQueen et à sa fameuse course-poursuite dans les rues de San Francisco. Considéré comme l’homme d’un seul film, Yates aura traversé plusieurs décennies en s’appropriant des genres très différents avec le même professionnalisme. Ni auteur ni artisan, il ne rentre dans aucune catégorie, n’affiche aucun style tapageur ni marque de fabrique. Pourtant, ses mises en scène solides, toujours au service de scénarios très bien construits, sont techniquement irréprochables et souvent très intelligentes.
Il s’est toutefois particulièrement distingué au sein du cinéma policier au sens large, entre films de casse (Les Quatre malfrats, Robbery) et néo-noir (Suspect, L’Œil du témoin), genre dans lequel sa sensibilité européenne peut largement s’épanouir au sein du système américain. Ce décentrage est particulièrement frappant dans Les Copains d’Eddie Coyle, qui aborde le film de gangster avec un regard social, dans une veine très anglaise.

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Dès l’apparition du protagoniste central, Eddie Coyle, magnifiquement interprété par Robert Mitchum en contre-emploi, le style visuel de Peter Yates se distingue par sa sobriété et sa nonchalance. Une respiration bienvenue, parfois prise à tord pour de la mollesse, permet de poser les enjeux du film sans effet tapageur. Son usage pertinent du champ/contre-champ casse le rythme convenu du découpage classique. La durée des plans installe en douceur son atmosphère désenchantée et dessine avec précision le profil d’Eddie.
L’échange — une transaction d’armes autour d’un café — se déroule dans une cafétéria. Le petit trafiquant ressemble à un jeune étudiant, loin des clichés du gangster inquiétant. Ce face-à-face, émaillé de longs dialogues brillants, permet de cerner la personnalité d’Eddie. Fatigué et peu convaincant, notre anti-héros récite mécaniquement la messe du parfait malfrat, sans parvenir à impressionner son partenaire. Mais personne n’est dupe, à commencer par le spectateur, touché par cette figure usée par le métier et les années, qui ne cherche finalement qu’à survivre derrière une assurance de surface, fragilisée par le temps.

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D’ailleurs, Eddie ne fait plus que ça : discuter, négocier, filouter pour s’éviter une longue peine de prison. À cinquante ans passés, il ne braque plus ; il vit de petits boulots alimentaires, de contrebande et de trafic d’armes. Il en est réduit à accepter la fonction ingrate d’indicateur pour Dave Foley, agent du FBI, afin d’échapper à une condamnation.
Toute vision romanesque ou spectaculaire du banditisme s’efface au profit d’une description minutieuse et quasi naturaliste du quotidien prolétaire de petites frappes, obligées d’abandonner tout code d’honneur pour survivre. Le titre du film, d’une ironie cruelle, est par ailleurs éloquent. Les fameux copains ont sans doute existé, mais ont désormais déserté l’univers d’Eddie. Il n’a plus d’amis, personne en qui faire confiance. La trahison est devenue monnaie courante dans cette jungle urbaine. Sur qui peut-il compter ?
Seule sa femme, totalement dévouée mais lucide, en dépit d’une présence éclair à l’écran. Loin du glamour et des clichés, elle est la seule à prendre en compte la situation et à accepter sa condition ouvrière. Peter Yates jette sur elle un regard plein de bienveillance. Sa courte apparition à l’écran n’en fait pas moins un personnage central, une boussole jaugeant l’effondrement relationnel d’Eddie, qui est loin d’être un modèle d’intelligence.
Comme le dit l’un des personnages : « La vie est dure, mais encore plus si t’es con. » La femme d’Eddie supporte le réel, l’éducation des enfants et les coups foireux de son homme. En deux scènes, on comprend qu’elle seule peut aider Eddie à s’en sortir et lui éviter de retourner en prison. Hélas, il est prisonnier d’un entourage toxique par défaut, plus désabusé que cynique, forcé de s’engouffrer dans une optique individualiste.

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À travers cette étude de comportement, Peter Yates et son scénariste Paul Monash, en adaptant le roman noir de George V. Higgins, dressent un portrait peu reluisant de l’Amérique des années 1970, engourdie dans une débâcle morale. La critique du capitalisme ne passe pas par de grands discours mais par une observation lucide d’une humanité aux abois, où le tissu social s’est désagrégé.
Ce ne sont pas tant les mauvais choix et les petites combines d’Eddie qui vont le mener à sa perte, que son reste d’honnêteté et de fidélité envers ses anciens partenaires. Il essaie de trouver une porte de sortie, mais ne veut pas être une balance, alors même qu’il a déjà payé pour les autres. Eddie n’est plus qu’un fantôme du passé, une silhouette anachronique qui tend à disparaître dans un monde sauvage.
Son désarroi est renforcé par la manière, épurée et sans esbroufe, dont Yates filme la ville industrielle et ouvrière de Boston, avec ses bars miteux, ses centres commerciaux au rabais, ses banques discount, ses terrains vagues et ses rues blafardes. Cette topographie grisâtre est servie par l’impressionnant travail du chef opérateur Victor J. Kemper, qui parvient à restituer, grâce à ses lumières crues et froides, l’atmosphère crépusculaire du film.
On n’est pas loin du meilleur Sidney Lumet dans son approche documentaire — une référence qui n’a rien d’hasardeuse, car Kemper signe deux ans plus tard la photographie du génial Un après-midi de chien.
L’excellente partition de Dave Grusin et la justesse de l’interprétation, jusqu’aux moindres seconds rôles, participent à la réussite totale de cette tragédie noire d’une profonde mélancolie, peut-être le meilleur film de son auteur, le plus émouvant et personnel.

Le combo DVD/Blu-ray est accompagné d’un échange passionnant entre Jean-Baptiste Thoret et Samuel Blumenfeld, qui reviennent sur la dimension prolétaire du film, et d’une interview en public de Peter Yates par Derek Malcolm enregistrée en 1996.
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