Figure clé du paysage cinématographique national et international de la deuxième moitié du siècle dernier, Claude Chabrol (1930-2010) demeure – plus d’une décennie après son décès – tout à la fois, une référence et un artiste énigmatique, dépositaire d’une œuvre foisonnante, toujours prompte à être reconsidérée, réévaluée, à la manière d’un voyage régulier vers un territoire a priori connu, mais dont la richesse demande pourtant plus que jamais d’en saisir les contours, hors des chemins déjà tracés par l’historiographie du cinéma et les formules trop évidentes qui en masque parfois le précieux secret.

 

© Tamasa Distribution

 

Quelques mois après nous avoir proposé une rétrospective en salles de douze films restaurés, tournés respectivement entre Le Beau Serge (1958) et Les Noces Rouges (1973) et intitulée Première Vague, Tamasa Distribution édite en cette fin d’année un coffret Blu-Ray du même nom, comprenant sept des titres de leur sélection estivale. Il s’agit en fait d’un corpus se concentrant sur le tournant des années 1960-1970, soit les films qui faisaient sans doute partie des plus attendus par les cinéphiles dès l’annonce de la rétrospective, car ceux-ci étaient restés longtemps bloqués pour des raisons contractuelles : gestion des ayants droit, propriétés des films partagées entre plusieurs entités, nécessité de restaurer des éléments, etc. Généralement désignée par le qualificatif de période pompidolienne, cette étape de la carrière de Chabrol aura été en pratique intimement liée à sa rencontre avec un jeune producteur d’alors : André Génovès (1941-2012). Ce dernier allait en effet lui permettre de toucher un revenu constant pendant le temps de leur collaboration, sur les bases d’une forme de « salariat », lui assurant une stabilité économique et une liberté artistique – toutes deux tant recherchées par le réalisateur après plusieurs années passées à signer des films de commande au milieu des années 1960 – qui donna lieu à ce qui n’est pas exagéré de considérer comme un des âges d’or de son parcours de cinéaste.

 

« J’aime bien la progression binaire : c’est rassurant, parce que c’est comme à la foire, quand on a deux coups au lieu d’un pour descendre le ballon » *

 

S’il est d’un systématisme que reconnaissait ouvertement le principal intéressé à propos de sa longue filmographie, c’est qu’elle avançait souvent de deux en deux. On retrouve ainsi dans les sept longs-métrages qui composent le présent coffret, un amalgame d’échos et de rimes plus ou moins consciemment agencés entre des « paires de films ». Ce sont, par exemple, les motifs du triangle amoureux et ses multiples configurations (deux femmes avec un homme dans Les Biches, deux hommes avec une femme dans La Femme Infidèle), ou encore les deux rôles complémentaires de Jean Yanne, « animal » décomplexé dans Que la Bête meure, puis à la fureur rentrée dans Le Boucher où il synthétise en quelque sort les deux personnages monstrueux du film précédent.

Perle noire de l’œuvre chabrolienne, largement redécouverte lors de la rétrospective en salles depuis juillet (et à raison), Juste avant la nuit peut être envisagé comme un long-métrage en miroir de La Femme Infidèle, tournée à peine deux ans plus tôt. Même couple principal (Bouquet-Audran), même postulat (un adultère entaché d’un meurtre), mais un traitement totalement inversé. Cette fois, c’est l’homme qui a trompé, Bouquet – alias Charles Masson, « emmuré » dans sa tragédie – se trouve être un meurtrier dont les aveux ne trouvent aucun écho parmi ses proches. Au lieu de rapprocher le couple, ce passage à l’acte l’éloigne irrémédiablement, dresse des barrières insurmontables par les mécanismes du déni et une culture du secret inhérente à son milieu. Le cadre de banlieue périurbaine bucolique de La Femme Infidèle a fait place à une maison d’architecte dernier cri, sensée débarrasser la nouvelle bourgeoisie d’affaires de son carcan et d’usages jugés trop sévères par le personnage principal lui-même, affichant une modernité qui n’est finalement que de façade. Le rôle du mari trompé, de surcroit architecte de la maison du couple (un impressionnant François Périer), achève de refermer le piège diabolique sur ses personnages. Dans ce film hivernal, l’humour n’est pourtant jamais totalement absent, drame et comédie étant rendus réversibles par l’ironie de la situation.

 

© Tamasa Distribution

 

« La construction est beaucoup plus importante que l’intrigue. L’idéal, c’est que la forme du film en exprime la quintessence pour tout le monde. » *

 

Pour ainsi filer la métaphore, on poursuivra en avançant que Chabrol envisageait ses films à la manière d’un maitre d’œuvre-architecte, non pas tant sur un plan purement narratif (voir comment la mécanique courante de l’intrigue policière est totalement absente de ses films les plus destinés a priori à l’accueillir, comme dans les deux adaptations que sont pourtant Que la Bête meure ou Juste avant la nuit) mais davantage selon une approche globale, la construction d’un monde en soi, reflet d’un univers mental, un milieu et inscrit dans un lieu spécifique. C’est, par exemple, le Saint-Tropez vide et fantomatique qui sert de cadre aux personnages errants des Biches, ou bien encore, le petit village périgourdin du Boucher où se lient par un raccord vertigineux les origines de l’Humanité (grottes préhistoriques) à une histoire de crime et d’amour – souvent indissociables chez le cinéaste, dans une optique atavique des comportements humains – tout cela par le biais d’une épure qui marque la plupart de ses scénarios originaux (autre exemple avec La Femme Infidèle). Cette attention aux lieux le rapproche sans nul doute d’un contemporain et collègue comme Eric Rohmer. Avec ce dernier, il avait d’ailleurs co-signé dès 1957 un essai sur Alfred Hitchcock et partageait le goût (et la compagnie) d’un « personnage » : Paul Gégauff. Scénariste et dialoguiste des Biches et de Que la Bête meure, on retrouve au sein de cette sélection certains traits d’auteur de ce dandy provocateur, notamment dans plusieurs portraits cinglants d’une bourgeoisie qui perd peu à peu pied.

 

© Tamasa Distribution

 

« Le tournage, c’est le repas, pas le moment où on fait la cuisine. L’essentiel du tournage, c’est l’introduction d’un élément vivant, l’acteur, dans ce qui a été prévu. Un acteur ne dit jamais une phrase comme on l’avait envisagé. Il vaut mieux d’ailleurs ne pas trop prévoir » *

 

Les acteurs et actrices – réguliers ou ponctuels – de Chabrol vont bien évidemment prolonger à l’écran sa vision du monde, nous éclairer sur sa façon d’aborder les choses de la vie et de représenter les rapports humains tout en en modifiant naturellement l’approche par leur propre appropriation, créer des déviations heureuses que le cinéaste recherche lors de l’élaboration collective d’un film, lui qui dira toujours adorer l’ambiance sur un plateau – son rythme de tournage en reste la meilleure preuve. Formidable dénicheur d’acteurs, le réalisateur aura fait découvrir aux spectateurs de nouveaux visages, fait entendre des voix nouvelles, imposant des incarnations inoubliables définitivement attachées à son cinéma. Au cœur du coffret Première Vague, c’est notamment le cas des comédiens – surtout actifs jusqu’alors au théâtre – Michel Bouquet et Michel Duchaussoy, le premier d’entre eux devenant sous l’impulsion de sa participation à La Femme Infidèle, la figure du cadre supérieur de la France de l’époque.

 

© Tamasa Distribution

 

Cinéaste également fidèle dans ses collaborations techniques, Première Vague ne compte par exemple qu’un seul chef opérateur (Jean Rabier) ainsi qu’un unique compositeur, Pierre Jansen, dont les bandes originales – connues pour leurs dissonances caractéristiques – se fondent avec à-propos dans l’univers chabrolien. Ces dissonances sont particulièrement évocatrices dans la mesure où elles accompagnent souvent des personnages pris dans un environnement cherchant coûte que coûte à maintenir une stabilité (matérielle, psychique, sentimentale), dont on comprend pourtant qu’elle est le prélude à une explosion, l’expression-même d’un dérèglement fondamental.

Si la notion de famille de cinéma traverse toute l’œuvre chabrolien, la période considérée ici s’avère intrinsèquement associée à Stéphane Audran, épouse du cinéaste  de 1964 à 1976 et interprète dans six des sept titres édités par Tamasa – La Rupture semble tout particulièrement construit autour d’elle. Souvent prénommée « Hélène » à l’écran (parallèlement au jeu sur les patronymes, le goût de Chabrol pour la récurrence des prénoms n’est plus à démontrer), elle symbolise à merveille un corpus qui ménage une continuité évidente, organisée en de multiples variations, comme nous l’évoquions déjà plus haut. En tant que telle, cette tendance à la « fausse » répétition peut aussi constituer le plus commode du masque – toujours semblable, mais jamais tout à fait la même – qui le rend de fait toujours passionnante à revisiter pour les spectateurs. Là comme ailleurs, dans le cinéma de Chabrol, les apparences sont aussi difficiles à déjouer que stimulantes à analyser. C’est au fond le meilleur des résumés pour inciter tout cinéphile à acquérir ce remarquable coffret, techniquement impeccable et plus que richement doté en compléments (voir détail plus bas).

À n’en pas douter, l’évènement de l’édition vidéo française de cette fin d’année.

 

« J’essaye de faire comprendre aux spectateurs ce que je m’efforce de ne pas leur dire. » *

 

© Tamasa Distribution

 

• Contenu et caractéristiques techniques du coffret Blu-Ray :

Masters restaurés 2K
– 8 Blu-ray Digipack slim : « Les Biches » / « La Femme infidèle » / « Que la bête meure » / « Le Boucher » / « Juste avant la nuit » / « La Rupture » / « Les Noces Rouges » / 1 Blu-ray de bonus
– le livre « Chabrol / Gégauff » par Laurent Bourdon (132 pages)

 

• Détail sur les compléments:

– Les Biches : « Le Regard d’Axelle Ropert » (28′)

– La Femme infidèle : « Film noir et comédie » par Bruno Podalydès (30′) / « Chronique cinéma » (16′) / « Sur le tournage » (3′) / « Vu par Michel Bouquet » (4′) / Bande-annonce originale

– Que la bête meure : Le film vu par Bong Joon Ho (24′) / « La Bête n’est pas seule » par Dominik Moll (24′) / Interview de Jean Yanne, 9′ / « Sur le tournage avec Jean Yanne et Claude Chabrol » (3’30 ») / Bande-annonce originale

– Le Boucher : « Le Duo magnifique » par Patricia Mazuy (19′) / « Octobre à Trémolat » (22′) / Entretien avec Jean Yanne (5′) / Bande-annonce originale

– Juste avant la nuit : « Dreyer, Agatha Christie, Brétécher » vu par Nicolas Pariser (51′) / « Sur le tournage avec Claude Chabrol » (10′)

– La Rupture : « Le Plaisir du jeu » par Emmanuel Mouret (25′) / « Sur le tournage avec Claude Chabrol » (4’20 ») / « Le Monde du cinéma », interview de Michel Bouquet (3’30 »)

– Les Noces rouges : « L’Humanité des monstres » par Lucas Belvaux (21′) / Rencontre avec Claude Chabrol et les comédiens (6′)

– Blu-ray bonus : « Claude Chabrol, l’anticonformiste » par Cécile Maistre Chabrol (2019, 57′) / « Claude Chabrol, l’entomologiste » par André S. Labarthe (1993, 52′) / « Visages de cinéma, un couple Chabrol – Audran » par Roger Boussinot (1971, 49′) / « Table ronde au festival de la Rochelle » présentée par Laurent Delmas avec Axelle Ropert, Cécile Maistre, Thomas Chabrol, Nicolas Pariser (2025, 80′) / « M le maudit », remake réalisé par Claude Chabrol (1982, 10′) / Bande-annonce de « Claude Chabrol – Première vague »

 

(*) Claude Chabrol, Joël Magny, édition Cahiers du Cinéma (Collection « Auteurs »), 1987

 

Disponible depuis le 18 Novembre 2025

 

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