Figure clé du paysage cinématographique national et international, cinéaste actif pendant plus d’un demi-siècle, Claude Chabrol (1930-2010) demeure – plus d’une décennie après son décès – tout à la fois une référence et une énigme : certes auteur d’une œuvre importante, celle-ci n’en reste pas moins sujette à un constant réexamen, à la manière d’un de ces voyages récurrents en territoire (a priori) familier, mais dont la richesse demande pourtant plus que jamais d’en distinguer nettement les contours, hors des chemins somme toute un peu trop balisés par certains réflexes critiques et des formules parfois trop superficielles qui risqueraient d’en oblitérer le véritable et précieux secret.
Référence, d’une part, car l’influence de quelques-uns de ses films reste intacte sur le public cinéphile, les critiques ou bien encore certains de ses successeurs cinéastes de tout horizon (on citera, entre autres, l’américain James Gray et le sud-coréen Bong Joon-ho), mais aussi énigme persistante, tant son abondante production – soixante films de cinéma en cinquante ans de carrière, sans compter ses travaux pour la télévision – rend l’exégèse parfois plus délicate que celle de ses contemporains, notamment français, beaucoup moins prolixes.

© Tamasa Distribution
Déjà quinze ans que Chabrol est parti donc, et c’est peu dire que beaucoup attendaient avec impatience la tenue d’une rétrospective en bonne et due forme, que des considérations contractuelles (gestion des ayants droit, propriétés des films partagées entre plusieurs entités, nécessité de restaurer des éléments, etc.) avaient retardé, tout particulièrement en ce qui concerne ses long-métrages du tournant des années 1960-1970, généralement considéré comme l’apogée de sa carrière. Trois ans après les efforts de MK2 (« Claude Chabrol, suspense au féminin » qui consistait en la restauration de cinq films tournés entre les décennies 1990 et 2000), c’est aujourd’hui Tamasa Distribution qui met les petits plats dans les grands en ne proposant, en ce début d’été, rien de moins que douze films restaurés, tournés respectivement entre Le Beau Serge (1958) et Les Noces Rouges (1973). Intitulée Première Vague, cette rétrospective appelle sans nul doute des ressorties ultérieures – le distributeur dispose à ce jour des droits de diffusion d’une vingtaine de titres du réalisateur à son catalogue.
« Je me souviens d’avoir fait un article à l’époque du Festival de Cannes en 1958, qui se terminait par: “Il n’y a pas de vague, il n’y a que la mer.” » Claude Chabrol (1)
Première vague… le clin d’œil est également tout trouvé pour rappeler que Chabrol livra – avec Le Beau Serge – le premier film officiellement estampillé « Nouvelle Vague », lui qui, à la différence de ses camarades critiques et bientôt cinéastes venus des Cahiers du cinéma, n’avait jusqu’alors jamais tourné. Pas même un court-métrage. Qu’il s’agisse des marques stylistiques prêtées à ce courant historique du cinéma hexagonal – on peut toujours questionner cette appellation qui fut avant tout une invention journaliste souvent contestée par ses représentants – ou bien des titres traditionnellement affublés au réalisateur (au choix, « chantre de la bourgeoisie provinciale », « entomologiste des rapports de classes », et j’en passe…), ce premier film n’en propose tout compte fait qu’une proportion assez limitée. Le Beau Serge se présente plutôt comme un drame rural, nourri tout autant par les influences littéraires de son auteur que d’un épisode mystique qui restera sans lendemain. Le cadre paysan sera tout de même de nouveau au centre du Boucher, dix plus tard – son plus grand film à notre avis – qui, lui aussi, échappe paradoxalement aux slogans trop simplistes appliquées à son cinéma dont l’ampleur générale ne saurait de toute manière se résumer à de vagues étiquettes.

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« J’aime bien la progression binaire : c’est rassurant, parce que c’est comme à la foire, quand on a deux coups au lieu d’un pour descendre le ballon » (2)
S’il est d’un systématisme que reconnait ouvertement le principal intéressé à propos de sa filmographie, c’est qu’elle avance souvent de deux en deux. On retrouve ainsi dans les douze longs-métrages qui composent la présente rétrospective, un amalgame d’échos, rimes et autres effets miroirs plus ou moins conscients entre des « paires de films », parfois sortis consécutivement. Ce sont, par exemple : la reprise des deux interprètes du Beau Serge dans Les Cousins, (même s’ils occupent des positions inversées), les deux rôles complémentaires de Jean Yanne (« animal » tout d’abord décomplexé dans Que la Bête meure, puis à la fureur rentrée dans Le Boucher), l’utilisation du fait divers (l’un célèbre dans Landru, l’autre anonyme dans Les Noces Rouges), le triangle amoureux et ses multiples configurations (deux femmes avec un homme dans Les Biches, deux hommes avec une femme dans La Femme Infidèle), un diptyque plus foncièrement Nouvelle Vague dans son esthétique sous forme de question-réponse (Les Bonnes Femmes/Les Godelureaux),… les associations et recombinaisons de ce type sont inépuisables.
« La construction est beaucoup plus importante que l’intrigue. L’idéal, c’est que la forme du film en exprime la quintessence pour tout le monde. » (2)
Au sein de la première moitié chronologique de la sélection de Tamasa Distribution, nous retenons particulièrement Les Bonnes Femmes. Ce dernier, très mal accueilli à sa sortie, vilipendé qu’il fut par une partie de la presse et rejeté par le public, frappe par la rigueur de sa mise en scène, l’élaboration savante de sa structure filmique en dépit de son sujet – l’ennui et l’absence de perspectives – et de son apparente liberté de ton qui en font un des films les plus puissants et singuliers du « moment » Nouvelle Vague, appelons-le ainsi. C’est que, Chabrol construit ses films en architecte, non pas sur un plan narratif (voir comment la mécanique courante de l’intrigue policière est totalement absente de ses films les plus destinés pourtant à l’accueillir) mais davantage selon une construction globale, celle d’un monde dessiné par un univers mental, un milieu (souvent aisé), une époque et – régulièrement – un lieu. En ce sens, le contemporain auquel un rapprochement semble le plus légitime serait sans nul doute Eric Rohmer. Avec ce dernier, il avait co-signé dès 1957 un essai sur Alfred Hitchcock et partageait le goût (et la compagnie) d’un « personnage » : Paul Gégauff. Scénariste et/ou dialoguiste de cinq des douze films de la rétrospective, on retrouve fort logiquement certains traits de cet original décadent dans les figures de dandys qui peuplent les débuts filmographiques de « Chacha » (Les Cousins, Les Bonnes Femmes, Les Godelureaux).

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« Le tournage, c’est le repas, pas le moment où on fait la cuisine. L’essentiel du tournage, c’est l’introduction d’un élément vivant, l’acteur, dans ce qui a été prévu. Un acteur ne dit jamais une phrase comme on l’avait envisagé. Il vaut mieux d’ailleurs ne pas trop prévoir » (2)
Les acteurs et actrices – réguliers ou ponctuels – de Chabrol vont bien évidemment prolonger à l’écran sa vision du monde, nous éclairer sur sa façon d’envisager l’existence et de représenter les rapports humains tout en en modifiant naturellement l’approche par leur réappropriation, créer des déviations heureuses que le cinéaste recherche lors de l’élaboration collective d’un film, lui qui dira toujours adorer l’ambiance sur un plateau – son rythme de tournage en reste la meilleure preuve. Pour filer la métaphore des « premières fois », on remarquera que le réalisateur aura offert aux yeux – et aux oreilles – des spectateurs de nouveaux visages et de nouvelles voix, imposant des incarnations inoubliables définitivement attachées à son cinéma, dont Première Vague propose un panorama de choix. Au cœur de sa filmographique « pompidolienne » (grosso modo la seconde moitié chronologique de la rétrospective), c’est notablement le cas des comédiens – surtout actifs jusqu’alors au théâtre – Michel Bouquet et Michel Duchaussoy, le premier d’entre eux devenant sous l’impulsion de sa participation à La Femme Infidèle, la figure du cadre supérieur bourgeois de la France de l’époque. Du côté des actrices, on citera d’une part, de futurs incontournables du cinéma français comme Bernadette Lafont, et de l’autre, des comédiennes à la carrière certes plus courte mais essentielle dans la trajectoire du metteur en scène (Juliette Mayniel, Clotilde Joano).

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Témoignage d’une fidélité sans faille derrière la caméra et auprès d’un groupe récurrent de techniciens, Première Vague ne compte par exemple qu’un seul et unique chef opérateur (Jean Rabier), et un musicien principal – Pierre Jansen – dont les compositions souvent dissonantes se fondent avec à-propos dans l’univers chabrolien. Ces dernières sont particulièrement évocatrices dans la mesure où elles accompagnent la plupart du temps des personnages et/ou un environnement cherchant coûte que coûte à maintenir une stabilité (matérielle, psychique, sentimentale), dont on comprend pourtant qu’elle est le prélude à une explosion, l’expression-même d’un dérèglement fondamental. Perle noire de la période pompidolienne, encore beaucoup trop méconnue à notre goût, Juste avant la nuit est précisément le récit d’un empêchement. Charles Masson (« emmuré » dans sa tragédie) se trouve être un meurtrier dont les aveux ne trouvent aucun écho parmi ses proches.
Si le concept de famille-de-cinéma traverse tout la filmographie chabrolienne, la décennie 1960 s’avère étroitement liée à Stéphane Audran, épouse d’alors du cinéaste et interprète dans dix des douze films proposés par Tamasa. La Rupture semble tout particulièrement construit autour d’elle. Régulièrement prénommée « Hélène » à l’écran (parallèlement au jeu sur les patronymes, le goût de Chabrol pour la récurrence des prénoms n’est plus à démontrer), elle symbolise à merveille ce corpus filmique qui ménage une certaine continuité, s’organise en de multiples variations, tout en conservant une part d’opacité. En effet, cette tendance à la « fausse » constance constitue le plus commode des masques : toujours semblable, mais jamais tout à fait équivalente, donc propre à être sans cesse questionnée. Là comme ailleurs, dans le cinéma de Chabrol, les apparences sont aussi difficiles à déjouer que stimulantes à interpréter. Et puis la chose est connue : à force de se rapprocher de plus en plus près d’un objet, on finit irrémédiablement par s’y cogner, ce qui en fait à la fois le prix et la beauté – le mystère reste la meilleure arme de l’artiste. Il n’y aurait pas meilleur résumé, au fond, pour inciter tout cinéphile à (re)découvrir ces douze films en salles.
« J’essaye de faire comprendre aux spectateurs ce que je m’efforce de ne pas leur dire. » (1)

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- Liste complète des 12 films de la rétrospective :
Le Beau Serge (1958) / Les Cousins (1959) / Les Bonnes Femmes (1960) / Les Godelureaux (1961) / Landru (1963) / Les Biches (1968) / La Femme infidèle (1969) / Que la Bête meure (1969) / Le Boucher (1970) / La Rupture (1970) / Juste avant la nuit (1971) / Les Noces Rouges (1973)
(1) Comme disait Chabrol, Laurent Bourdon, édition Leitmotiv, 2020
(2) Claude Chabrol, Joël Magny, édition Cahiers du Cinéma (Collection « Auteurs »), 1987
En salles à partir du 9 juillet 2025
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