Le rapport qu’entretient Claude Chabrol avec Que la Bête meure trouve son origine plus de vingt ans avant sa concrétisation à l’écran. Vers la fin des années 1940, dans un Paris intellectuel fasciné par la littérature américaine de l’entre-deux-guerres (représentée par des auteurs tels que Hemingway, Fitzgerald ou Steinbeck), le jeune étudiant met au point une arnaque à la fausse dédicace sur des éditions originales récupérées auprès de particuliers pour les revendre ensuite à prix d’or. C’est à cette occasion qu’il découvre un roman de l’auteur irlandais Nicholas Blake (pseudonyme de Cecil Day-Lewis, père de Daniel). Détail anecdotique, mais savoureux lorsque l’on sait que l’adaptation cinématographique qu’il en fera sera tout entière placée sous le signe de la mystification et de la manipulation.

Après plusieurs tentatives avortées auprès de différents producteurs dans les années 60, c’est finalement André Génovès qui lui donne le feu-vert pour l’écriture d’un scénario adapté, dans la foulée du bon résultat financier obtenu par Les Biches (1968), et bientôt de La Femme infidèle (1969). Que la Bête meure raconte la soif de vengeance d’un père veuf, dont le fils est brutalement fauché devant son domicile par un chauffard qui prend la fuite. Avec l’aide de Paul Gégauff, le cinéaste choisit de ne conserver en substance que la première partie du roman : un journal rédigé par le père, dans lequel celui-ci décrit méticuleusement la recherche du meurtrier de son fils, sa découverte et son plan pour l’éliminer. La seconde partie du roman voyait notamment intervenir un détective privé (héros récurrent d’une série de romans policiers écrite par Blake/Day-Lewis), chargé d’établir le degré de culpabilité du père dans le prolongement de l’intrigue, ce que les auteurs escamoteront totalement dans leur scénario. Et pour cause : l’investigation – plus morale que judiciaire – échoit en fait au spectateur.

© Tamasa Distribution

Autant l’annoncer dès à présent : la grande postérité acquise par Que la Bête meure dans le cinéma français (et a fortiori, dans l’œuvre de Chabrol) ainsi que sa réussite éclatante tiennent autant à sa nature primitive et universelle – la vengeance est un élément récurrent de nombreux récits mythologiques – qu’à l’intégration de principes inhérents au spectacle cinématographique (point de vue, manipulation) et à leurs implications chez celui qui le regarde.

Au moyen d’un brillant montage alterné, le film débute par la séquence – révoltante – de la mort d’un enfant, qui suscite immédiatement l’empathie du public envers le père, Charles Thénier, incarné à l’écran par Michel Duchaussoy. Acteur venu du théâtre, sociétaire à l’époque de la Comédie Française, ce dernier, qui n’avait jusque-là que très peu tourné au cinéma (on peut l’entrapercevoir la même année, en policier, dans La Femme infidèle), arbore un visage de presque inconnu et se trouve donc à même de se glisser dans la peau d’un monsieur-tout-le-monde et ainsi refléter une angoisse partagée par tous. Le cadre d’une parfaite « mise en condition » se trouve dès lors posé. Thénier est un intellectuel, un écrivain parisien installé une partie de l’année en Bretagne qui écrit sous pseudonyme, Marc Andreu. Se substituant à la police qu’il juge impuissante à résoudre l’enquête, il écume la région à la recherche d’une trace du véhicule et de ses occupants selon un raisonnement mûrement étudié – dans le roman, il écrivait des récits policiers, Chabrol en fait un auteur de contes pour enfants. C’est le hasard qui le mènera vers une actrice de télévision (Hélène Lanson/Caroline Cellier) – que l’écrivain séduit rapidement – puis Paul Decourt (Jean Yanne), son beau-frère auprès desquels il se présente sous son pseudonyme d’auteur. Conducteur du véhicule meurtrier, Decourt nous est montré comme un homme abject, imbu de lui-même, qui se plait à humilier ses proches et à faire valoir sa supériorité (notamment économique) sur eux. De même que le relatif anonymat de Duchaussoy servait son personnage et, surtout, guidait la perception initiale du spectateur en vertu de ce principe de manipulation opérée par la mise en scène, la notoriété de Jean Yanne et son incarnation récurrente (à la télévision comme à la radio) de franchouillard râleur et égoïste allaient produire un effet d’identification-rejet similaire. Tout le désigne comme la bête qu’évoque le titre du film. Mais qu’en est-il vraiment ?

© Tamasa Distribution

Le projet du long-métrage consiste à mettre côte à côte les deux hommes. Opposés par la méthode, l’un est un fauve déchainé, fier de sa réussite matérielle et sociale (entre bouffe, bagnole et conquêtes féminines), hableur, l’autre un animal à sang-froid, calculateur, affabulateur (guidé par le chagrin ? une déformation professionnelle ? un penchant plus profond ?), taciturne, sur lequel le récit s’appuie et qui met peu à peu à rude épreuve la connivence que nous éprouvions au départ pour lui, ou bien, à d’autres moments, nous rend aveugles à l’ignominie objective de son plan. Un enchainement de séquences, de l’arrivée de Thénier dans la demeure de Decourt – invité pour le weekend en tant que petit-ami d’Hélène – jusqu’à l’entrée en scène mémorable de Yanne/Decourt explore adroitement cette opposition, de moyens plus que de nature. Les bonnes manières de l’écrivain cachent son dégout des lieux (seul dans sa chambre il en moque la décoration), mais plus tard, lorsqu’il est à table avec l’ensemble des convives il complimente un poème écrit par la maitresse de maison après les railleries proférées à son encontre par son mari. Nous comprenons que Thénier n’en pense au fond pas moins que son adversaire, seul l’usage d’une hypocrisie de circonstance le différencie. Elle aboutit, à mesure que les deux hommes s’observent comme sur un ring de boxe, à une superposition, voire à une substitution, Thénier finissant ainsi par prendre la place Decourt : après avoir couché avec l’ex-maitresse de ce dernier (Hélène), il devient également un père de remplacement pour son fils, Philippe (1). Il faut voir avec quelle évidence Chabrol filme les deux acteurs dans des tenues vestimentaires proches et dans une posture d’égalité parfaite lors de la visite du garage dont Decourt est propriétaire et qui a servi de couverture à son délit de fuite.

© Tamasa Distribution

Comme nous l’avons écrit précédemment, y compris dans d’autres textes publiés sur le site, Chabrol s’intéressait rarement à l’intrigue policière de ses scénarios en tant que telle – qu’ils aient été adaptés d’une œuvre existante ou non. En évoquant le roman original dans le cas de Que la Bête meure, il avait déclaré qu’il proposait « un aspect Agatha Christie un peu indigeste » (2) qui fut évacué lors du travail de dégraissage avec Gégauff. S’il subsiste un principe classique du whodunit dans la logique retorse du film, il est à chercher dans cette haine partagée par tous les proches envers Paul Decourt et leur façon de souhaiter, au même titre que Thénier, sa mort, y compris en incitant ouvertement l’écrivain à se débarrasser de lui, quitte à l’absoudre de son geste. Et le spectateur avec eux, du moins en puissance.

De férocité, il en est bien sûr aussi question dans cette « étude de milieu » que propose Chabrol, film après film, et qui culmine, par son humour décalé, dans le plan le plus long du métrage, par ailleurs particulièrement vif, gorgé de signes et qui n’octroie que peu de répit : la rencontre de Thénier avec la famille Decourt. En plan large, tous les personnages sont cadrés, engoncés dans leur siège, indolents alors que la conversation enchainent les banalités sur le temps ou l’actualité culturelle. Il y a un air de théâtre de l’absurde dans la réplique comme dans la scénographie employée. On y parle d’ailleurs du Nouveau Roman et indirectement des Éditions de Minuit (la facétie des auteurs à faire citer Gégauff par un personnage – publié un temps dans cette maison d’édition – au milieu des Sarraute, Robbe-Grillet ou Butor). Par association d’idées, c’est alors à Beckett que nous pensons, la théâtralité de la séquence se poursuivant avec l’arrivée de Paul dont les cris sont perceptibles d’abord hors-champ, venant de derrière les murs de la pièce. La scène suivante, emblématique du film et inscrite désormais au panthéon du cinéma français, viendra secouer ce cocotier par une irruption de Paul qui, aussi ignoble soit-il, n’en garde pas moins une lucidité qui lui donne parfois raison. Il est de toutes les façons beaucoup moins « bête » que l’on ne pourrait le penser.

© Tamasa Distribution

 

« Il faut que la bête meure ; mais l’homme aussi. L’un et l’autre doivent mourir. »

 

Si la citation issue de l’Ecclésiate qui clôt le film tend à maintenir une distinction entre l’homme et la bête, Chabrol en propose une dichotomie finalement moins rigide, un constat plus ouvert en dépit de son développement implacable. L’un n’excluant jamais tout à fait l’autre. En préparant le rôle de Paul, Jean Yanne s’évertuait à trouver des circonstances atténuantes au personnage, à voir l’homme derrière le masque de l’ogre. La croisade de Charles/Duchaussoy a beau elle-même se parer d’une froide détermination, elle laisse sourdre une tentative de rédemption. Le journal qu’il rédige – d’une qualité littéraire trop belle pour être vraie – constitue certes dans la progression criminelle du film à la fois un mobile et un alibi, un leurre pour le spectateur, mais n’en reste pas moins une confession. La quête d’un homme qui cherche à être jugé, prenant à témoin son auditoire. Peut-être également un appel à l’aide, celle d’une humanité qui ne peut, quoiqu’on fasse, jamais s’effacer complètement.

Cette réflexion sur la cohabitation de l’homme et de la bête se poursuivra dans le film suivant de Chabrol : Le Boucher. Cette fois – et fort logiquement – au sein d’une seule et même incarnation (Jean Yanne, encore).

© Tamasa Distribution

(1) Les deux enfants respectifs sont joués par deux frères dans la vie, Stéphane et Marc Di Napoli, ce qui renforce cette idée de remplacement et d’enfant de substitution dans le récit (élément déjà très présent et traité selon un schéma d’inspiration psychanalytique dans le roman).

(2) Tout Chabrol, Laurent Bourdon, édition Leitmotiv, 2020

Note : On a pu découvrir récemment sur grand écran, une adaptation antérieure du texte de Nicholas Blake/Cecil Day Lewis, tournée en Argentine en 1952 par l’uruguayen Román Viñoly Barreto : Que la Bête meure (La Bestia debe morir). Notre camarade Enrique Seknadje en parlait ici : https://www.culturopoing.com/cinema/reprises/roman-vinoly-barreto-que-la-bete-meure-1952-retrospective-3-films-noirs-argentins/20240712

 

• Liste complète des 12 films de la rétrospective « Claude Chabrol, Première Vague » :

Le Beau Serge (1958) / Les Cousins (1959) / Les Bonnes Femmes (1960) / Les Godelureaux (1961) / Landru (1963) / Les Biches (1968) / La Femme infidèle (1969) / Que la Bête meure (1969) / Le Boucher (1970) / La Rupture (1970) / Juste avant la nuit (1971) / Les Noces Rouges (1973)

 

En salles depuis le 9 juillet 2025

 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Martin VAGNONI

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.