Quinzième long-métrage de Claude Chabrol, sorti très exactement dix ans après ses débuts derrière la caméra avec Le Beau Serge, Les Biches n’est sans doute pas le plus célébré d’entre eux, mais marque pourtant un tournant notable dans l’œuvre du cinéaste. Tout du moins, dirons-nous que sa réputation est loin d’égaler celle instantanément acquise par les films suivants du tournant de la décennie 60-70. Il propose, en effet, les prémices de sa grande période « pompidolienne », associée à une fructueuse collaboration avec le jeune producteur André Génovès, rencontré pour les besoins de son film précédent, La Route de Corinthe (1967). À cette occasion, le producteur avait été gré à Chabrol de mener à bien un tournage fort mal embarqué en lui proposant de retravailler ensemble sur un projet ultérieur.

Par son succès commercial, Les Biches viendra mettre un terme à plusieurs années de relative errance cinématographique pour le réalisateur, englué dans une série de films de commande improbables, à tendance parodiques et de plus ou moins bon goût, conséquence directe de quelques gros échecs commerciaux au début des années 1960 (Ophelia, L’œil du malin). C’est finalement dans une sorte d’entre-deux – à mi-chemin entre la goguenardise des œuvres immédiatement précédentes et la forme plus « sérieuse » des suivantes – que se situe le présent long-métrage. Inscrit dans la rétrospective estivale « Chabrol, Première Vague » distribuée par Tamasa, Les Biches se trouve d’ailleurs chronologiquement en position quasi médiane au sein de la sélection proposée (sixième sur douze titres).

 

© Tamasa Distribution

 

Avec cette ouverture sur un générique au lettrage délicieusement suranné – qui fait penser à celui du très contemporain Rosemary’s Baby qui s’amusait également avec les codes typographiques du roman à l’eau de rose -, Chabrol pose les bases d’un traitement a priori aussi distancier sur le fond qu’il sait se montrer élégant dans son exécution technique (magnifique photo embrumée et hivernale de Jean Rabier). Le pont des Arts est ainsi le théâtre de la rencontre entre Frédérique/Stéphane Audran, riche héritière oisive toute de noir vêtue, et Why/Jacqueline Sassard, une jeune artiste bohème qui dessine une biche à la craie à même le sol, entourée de badauds. Rapports de domination suggérée par le cadre et la mise en scène (Frédérique se tient debout derrière Why agenouillée), contrat scellé par l’argent, regards concupiscents…  En quelques plans, c’est toute une imagerie de prédation vampirique et sexuelle – clin d’oeil aux productions Hammer ? – qui est convoquée, mais dans une optique pour le moins appuyée, soutenue par un surjeu manifeste de la part d’Audran, qui sert aussi un personnage se donnant clairement un « rôle » dont l’inculture souligne le ridicule, et par extension, le recul pris par l’auteur. Why finit par céder aux avances de son ainée dans une scène à la sensualité inhabituelle chez Chabrol, toujours dans cette démarche d’équilibriste, entre des références évidentes et un maniement conscient d’un certain style de l’époque qu’il va par la suite se plaire à détourner pour y imposer un point de vue plus personnel. Ces intentions s’affinent dès lors que le couple s’échappe de la capitale pour larguer les amarres dans un lieu à l’éloquence remarquable.

 

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Élément esthétique fondamental, au cinéma comme ailleurs, le choix du décor se trouve être une science à laquelle le réalisateur est rapidement passé maître – bien au-delà de l’idée reçue qui voudrait qu’il ait systématiquement opté pour un lieu de tournage en fonction des bonnes tables disponibles alentour. C’est dans un Saint-Tropez rarement montré à l’écran – hivernal et crépusculaire, toujours adroitement exploité par l’image de Jean Rabier – que se va se tisser le nœud de l’affaire. Pour un peu, on y verrait presque une transfiguration mentale et volontaire de la Riviera méditerranéenne en un finistère (métaphore facile lorsqu’on sait que Chabrol a si souvent tourné entre la Bretagne et la Normandie), en d’autres termes, un bout du monde fantomatique, dévitalisé de son faste estival où l’oisiveté chic aurait laissé place à un envers/hiver du décor et où ne subsisterait que la froideur des âmes errantes qui le hantent plus qu’elles ne l’habitent. Ainsi donc, c’est dans ce « cadre » que Frédérique vient tromper son ennui, entichée de deux joyeux drilles (l’inévitable duo formé par Henri Attal et Dominique Zardi, sans doute un peu trop présent à l’écran ici) où elle convie Why à gouter à la langueur de cette non-existence.

Les cartes de cette pseudo idylle entre les deux femmes – le titre du film est inspiré de lesbiche qui signifie « lesbien » en argot allemand* – vont être rapidement rebattues, en fait dès l’entrée en scène d’un troisième personnage, sorte de troisième côté d’un triangle amoureux (forme récurrente dans l’univers chabrolien) qui vient du même coup boucler l’intrigue-prétexte du film et assurer la transition vers une seconde partie plus ambitieuse. C’est à la faveur d’une fête organisée par Frédérique que Why rencontre Paul (Jean-Louis Trintiguant), un architecte réquisitionné pour une commande dans la région. Why et Paul s’échappent de la maison pour profiter d’une nuit de flirt, ce qui déclenche le courroux de Frédérique qui, par vengeance, décide de séduire Paul, pour finir par l’aimer et entamer avec lui une relation de couple traditionnelle. Résumer ainsi la trame du film rappelle Les Cousins (1959), selon une configuration où il s’agit cette fois d’une femme (Why) manipulée, humiliée – ici, pendant une courte cohabitation avec Paul et Frédérique – et réduite à s’effacer progressivement devant un couple dont on ne sait pas à quel degré les actes ont été prémédités, tant la dialectique classique entre jeu et sentiments se trouve omniprésente. C’est, par exemple, autour d’une table de poker que Why et Paul se rencontrent, puis lors de leur escapade nocturne, Frédérique s’amuse à lancer des dés, seule dans sa chambre, comme si elle fomentait un plan.

 

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Rejetée et abandonnée finalement à son triste sort dans la villa tropézienne, – prenant la place occupée précédemment en ces lieux par Frédérique comme par un sortilège magique – Why est le personnage central de ce faux triangle, l’élément qui sort le film des rails d’un programme trop clair pour en constituer aussi le cœur battant, la tragédie secrète qui palpite derrière la farce narquoise. D’abord figurée comme un ange (loin d’être innocent, cela dit), elle aspire, en réalité et par tous les moyens, à exister physiquement – par goût de la formule, on dira qu’elle lutte à son corps défendant. Dans les premières scènes, elle semblait vouloir faire valoir le pouvoir de ses charmes physiques pour asservir Frédérique, envieuse de son statut sociale qui suppose également une forme d’incarnation, en opposition à l’argent que cette dernière lui faisait miroiter pour l’attirer de même entre ses griffes. Plus loin, un dialogue nous éclaire lorsqu’elle déclare à Paul « être vierge ». Au sens prosaïque de l’expression (potentiellement valable), nous préférons y voir une allusion à son trouble profond : le désir de commencer à vivre, au-delà de la pure image qu’elle renvoie aux autres et dont ils finissent par se lasser comme d’un objet superficiel et jetable. En outre, le prénom Why porte en soi une charge éminemment signifiante concernant l’interrogation qu’elle suscite, y compris vis-à-vis d’elle-même.

Excellente trouvaille de casting, le choix de Jacqueline Sassard (1940-2021) pour interpréter Why provoque – du moins, avec la distance des années – un écho troublant entre l’actrice et son personnage. Étoile filante du cinéma des années 60, Sassard aura travaillé essentiellement en Italie (privée donc de sa « voix » comme il était d’usage pour les comédiens étrangers là-bas à cette époque, ce que lui offre au passage le film de Chabrol). Quelques mois avant Les Biches, elle incarnait une princesse autrichienne partie étudier à Oxford, fantasme de beauté éthérée et mythologique, que se disputaient trois hommes dans l’extraordinaire Accident (Joseph Losey, 1967). Coïncidence ou non, cette enchainement entre Losey – période Pinter – et Chabrol s’avèrera pour le moins cohérent.

 

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Loin d’adoucir les mœurs, l’interruption du jeu de dupes (trop ?) bien huilé jusque-là et qui fait désormais place aux émotions véritables – la recherche existentielle de Why d’un côté, le couple finalement très banal formé par Frédérique et Paul de l’autre (si banale que Chabrol ne le filme pas, sauf pour suggérer une Frédérique en proie, au bout du compte, à un désarmant conformisme bourgeois) – plonge Why dans un état de confusion mentale dont la caméra se met à adopter entièrement le point de vue déréglé. Là réside un des axiomes chabroliens : lorsque les masques tombent et qu’un semblant d’ordre s’effondre, la folie s’installe, prête à tout faire exploser. Why, abusée et ainsi désarmée, ne pourra se contenter de la place qu’on lui accorde et s’abandonnera à son profond désir de substitution aussi corrompu et illusoire que dangereux. Pour elle, comme pour les autres.

Les Biches ménage donc une approche double, mais non contradictoire : la férocité du trait est bien là, mais quelque chose de plus profond semble venir poindre le bout de son nez, cela même qui prendra de l’ampleur dans les films suivants. Et puis, tout compte fait, s’amuser de la tragédie de l’existence, c’est aussi s’en préoccuper, et donc, la prendre on ne peut plus au sérieux.

 

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(*) On a pu lire une autre interprétation trans-linguistique faisant un rapprochement entre « biche » et l’anglais bitch.

 

  • Liste complète des 12 films de la rétrospective « Claude Chabrol, Première Vague » :

Le Beau Serge (1958) / Les Cousins (1959) / Les Bonnes Femmes (1960) / Les Godelureaux (1961) / Landru (1963) / Les Biches (1968) / La Femme infidèle (1969) / Que la Bête meure (1969) / Le Boucher (1970) / La Rupture (1970) / Juste avant la nuit (1971) / Les Noces Rouges (1973)

 

En salles depuis le 9 juillet 2025

 

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