Peut-on apprécier un livre dont on ne partage pas forcément toutes les vues ? La question mérite d’être posée puisque l’époque est aux grandes crispations idéologiques et à la peur d’être « contaminé » par les œuvres qui ne nous ressemblent pas. Pour prendre un exemple précis, peut-on être de gauche et admirer Paul Morand ou Drieu la Rochelle ? Peut-on être auditeur de Radio-Courtoisie et néanmoins rester curieux des écrits de Louise Michel ou de Valérie Solanas ? Peut-on faire abstraction de certaines idées pour goûter tout simplement la richesse d’un style ou la puissance d’une expression ? Pour ma part, la réponse est évidemment positive mais à l’heure où des certificats de « pureté » sont exigés pour qu’une actrice puisse incarner à l’écran une figure progressiste de notre Histoire, il n’est pas certain que ces vues soient partagées par tout le monde…

Les Moucherons de Thierry Clech évoque aussi, même si les questions soulevées le sont de manière différente, ces crispations et cette manière d’assigner tout un chacun à une place immuable plutôt qu’à tenter de le comprendre, à frapper du sceau d’infamie celui qui ne se plie pas à une certaine doxa officielle (qu’elle soit gouvernementale ou idéologique). Lui-même a été ostracisé pour avoir remis en question la gestion de la crise sanitaire apparue au début de l’année 2020 et pour avoir refusé de se faire vacciner contre le covid. De manière assez poignante, l’auteur explique comment son scepticisme lui a valu tous les quolibets et insultes imaginables (« antivax », « complotiste », « demeuré d’extrême-droite »…) auxquels se sont ajoutées de déchirantes ruptures avec sa famille proche ou des amis qu’il croyait fidèles.

Comme je le soulignais en guise d’introduction, je ne partage pas forcément toutes les affirmations distillées au cours du récit. Le livre se révèle même plus faible lorsqu’il s’aventure au rayon des généralités, laissant entendre, par exemple, que les vaccins ARNm provoqueraient de nombreux effets indésirables. Si certains arguments de Thierry Clech sont, sinon contestables, au moins discutables, il est temps de préciser qu’il ne sombre pas non plus dans le rôle d’imprécateur conspirationniste et anti-système. Le doute ne le quitte jamais et c’est d’un point de vue individuel qu’il retrace les effets délétères provoqués par cette drôle de période de psychose sanitaire.

À la mi-octobre 2022, Thierry Clech découvre une sorte de grosseur à la base du cou et, après de nombreux examens, apprend qu’il a une tumeur cancéreuse (un mélanome). Son parcours à travers le système hospitalier français (dont le personnel est, par ailleurs et à juste titre, loué) lui offre un moyen de relier cette expérience individuelle au traumatisme collectif qui venait à peine de s’achever et à songer à ce qu’il a pu endurer pendant deux ans :

« Ainsi pour Sean Penn, j’étais un criminel, pour Michel Onfray, un anti science, un violeur de jeunes filles (sans capote bien que séropositif), Karin Viard avait imploré qu’on ne me dispensât aucun soin si je tombais malade, Didier Bourdon et Joey Starr m’avaient traité de pauvre connard, Pierre Perret et François Berléand de crétin, Alain Souchon de fou et Raphaël Enthoven de monstre, j’avais soûlé Patrick Bruel, François Cluzet avait décelé en moi un antisémite, Lavilliers un idolâtre des dictatures, j’avais acculé Caroline Fourest aux extrêmes limites de sa patience tandis que George Clooney avait espéré qu’on m’injectât sous la contrainte (des policiers seraient venus enfoncer la porte de notre appartement, nous plaquant au sol tandis qu’une infirmière nous aurait piqué à l’épaule ?). »

Avec beaucoup de désabusement mais non sans une certaine dose d’humour (qui transparaît également dans ces moments où Clech raconte ses séances d’examen par une dermatologue), l’auteur revient sur les privations (l’ostracisme pour les personnes ne disposant pas du pass sanitaire), les vexations qu’il a subies pour avoir remis en cause la gestion politique (« totalitaire » est un mot qui revient régulièrement dans le récit) et publique de cette pandémie et douté des solutions proposées. Le témoignage est d’autant plus fort qu’il n’est pas vindicatif ou hargneux. C’est plutôt une incompréhension que manifeste Thierry Clech et des doutes quant au bien-fondé de certaines décisions (même sans partager toutes ses analyses, difficile de ne pas abonder dans son sens sur certains points précis de ses critiques).

Pour lui, c’est ce dérèglement du corps social et la mise au ban de certaines de ses cellules (les non-vaccinés) qui a provoqué son cancer. Et c’est la littérature qui peut dire ce lien, comme elle peut panser et atténuer les douleurs et les maux. Les moucherons évoqués dans le titre sont ceux qui envahissent soudainement l’appartement du narrateur. A mesure qu’il essaie de les éradiquer par les méthodes les plus radicales, ils prolifèrent comme une métaphore de la maladie en train de s’installer. Par son style élégant et fluide, Thierry Clech s’éloigne du pur témoignage drapé dans l’analyse sociologique pour nous proposer une méditation profonde et émouvante sur la mort, le refus de la voir en face et sur le temps (le temps passé et celui qui nous est compté). Que l’auteur ait choisi une citation de Proust comme épigraphe de son récit n’est pas un hasard puisqu’on retrouve chez lui ce goût pour la phrase longue qui épouse les méandres de sa mémoire et de temporalités différentes qu’il arrive à relier et à faire dialoguer. C’est ce style qui éloigne Les Moucherons de l’écueil du « livre à thèse » ou de la démonstration revancharde et qui rend ce récit si émouvant : si les plaies sont encore à vif, les mots permettent de prendre une certaine distance et de n’en garder que quelques traces mélancoliques.

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Les Moucherons (2025) de Thierry Clech

Tinbad, 2025

979-10-96415-78-6

210 pages – 20 euros

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A propos de Vincent ROUSSEL

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