Art populaire, puis profondément codifié au fil des siècles, le kabuki occupe une place centrale dans l’histoire culturelle japonaise. Et pourtant, il reste évanescent dans le cinéma nippon. Chez Akira Kurosawa, son influence se perçoit néanmoins à travers la machinerie et les accessoires de Kagemusha, l’Ombre du guerrier [1980], ou encore le maquillage distinctif (dit kesho) dans Ran [1985]. Cet art dramatique — reconnu comme patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO en 2008 — intrigue pourtant par ces acteurs incarnant des rôles féminins, les onnagata. Ces tragédiens apparaissent au début de l’ère Edo, lorsque le kabuki, initialement porté par des femmes, devient exclusivement masculin dans un contexte patriarcal de contrôle des mœurs. Peu de cinéastes ont ainsi abordé frontalement le kabuki, bien que Kenji Mizoguchi s’en soit emparé dans Contes des chrysanthèmes tardifs [1939], restauré en 4K par Carlotta et présenté à Cannes Classics en 2015. Le métrage, situé dans le Tokyo de la fin du XIXᵉ siècle, suivait l’histoire d’un fils d’acteur légendaire peinant à égaler le talent paternel.
Le réalisateur japonais d’origine coréenne Lee Sang-il a longtemps été fasciné par ces onnagata, et c’est de cette attirance qu’est né Le Maître du Kabuki. Devenu un phénomène au Japon avec près de 12 millions d’entrées, il s’est hissé au sommet du classement des films japonais en prises de vues réelles les plus rentables (d’après les données de Kōgyō Tsūshinsha). Tragédie mélancolique centrée sur l’acteur Ryō Yoshizawa, le film adapte le roman Kokuhō de Shūichi Yoshida, avec un scénario signé Satoko Okudera (Les Enfants loups, Ame et Yuki). À travers de superbes séquences de kabuki, portées par des interprètes à la gestuelle et au regard magnétique, Le Maître du Kabuki impressionne, mais aurait gagné à resserrer un récit écrasant de péripéties superflues et convenues, éclipsant les seconds rôles féminins.

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Kokuho (de son titre original signifiant « trésor national ») s’ouvre sur la jeunesse de Kikuo Tachibana (Sōya Kurokawa, révélé dans Monster) en 1964. Après une performance d’onnagata de l’adolescent qui éblouit Hanai Hanjiro II (Ken Watanabe), la star prestigieuse souhaite lui témoigner son enthousiasme. Mais Kikuo est aussi fils de yakuza et assiste à l’assassinat de son père, étant protégé au sol par la star du kabuki. Les rivaux profitent de la fête pour tendre une embuscade mortelle, découpée comme une véritable estampe japonaise. Dans une séquence à la fois sanglante et lyrique, où les flocons de neige enveloppent le cadre, les protagonistes sont sublimés par le directeur de la photographie tunisien Sofian El Fani (Timbuktu, La Vie d’Adèle).
Le cinéaste Lee Sang-il capture déjà tout le propos de son récit : dans Le Maître du Kabuki, on ne peut rien face à la mise en scène d’une société japonaise codifiée et assiégée par la filiation et le rang social. Un héritage qui poursuivra Kikuo durant tout le métrage et qu’il tentera d’exorciser quelques années plus tard en se faisant tatouer une chouette symbolique dans le dos. Après avoir échoué dans sa tentative de vengeance — événement montré hors champ et dont la plaie restera béante — Kikuo est confié au prestigieux maître du kabuki, qui l’accueille sous son aile et lui impose un entraînement tyrannique d’un art résolument élitiste à la fin du XXe siècle.

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C’est lors de cette période que Kikuo prend goût au dépassement de soi, rencontrant deux figures fondamentales. D’un côté, son seul véritable ami et rival, Shunsuke Ōgaki (Keitatsu Koshiyama), descendant d’une lignée artistique prestigieuse et voué à devenir Hanai Hanjiro III. De l’autre, Onogawa Mangiku (Min Tanaka), honoré du titre de « trésor national vivant », qui reconnaît en lui un talent exceptionnel tout en l’avertissant d’un péril potentiel lié à son physique hors normes. Cette seconde rencontre inaugure une première performance mémorable pour Sang‑il Lee, où Tanaka (vu dans Perfect Days) déploie une présence empreinte de justesse et de mysticisme en tant qu’onnagata. La promesse est alors déjà tenue : les représentations de kabuki conjuguent une splendeur visuelle et à une grande maîtrise technique, tout en préservant méthodiquement leur essence traditionnelle grâce à une mise en scène pudique.
Devenus adultes, les deux rivaux (et amis proches), respectivement interprétés par Ryō Yoshizawa et Ryusei Yokohama, décident de se lancer en duo et connaissent une popularité nationale, tandis que l’état de santé de leur mentor se déteriore. Ken Watanabe, désoeuvré et autoritaire, est alors incapable d’assumer de nouveau un rôle d’envergure sur scène. Lee Sang-il s’attarde alors avec subtilité sur l’influence du kabuki dans l’évolution de ces deux acolytes qui vont vivre des trajectoires parallèles. À la fois contraints et émancipés par leur identité, le statut social et le joug des traditions, les personnages voient chaque exercice et chaque représentation se muer en drame singulier, porté par la physicalité et l’entraînement bien réel des comédiens. Tout se joue dans le regard : gestes, postures et expressions deviennent les révélateurs silencieux du parcours de Kikuo comme de celui de son partenaire Shunsuke, face aux structures rigides de la société japonaise.

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S’ensuit alors un récit perfectible et consacré, dans lequel Kikuo se retrouve, par un concours de circonstances, à prendre la place du grand Hanai Hanjiro II. Il y excelle jusqu’à hériter de son nom, tandis que le fils légitime s’efface, incapable d’assumer un rang qu’il juge ne pas mériter. L’altérité entre Kikuo — désormais Hanai Hanjiro III — et son avatar féminin sur scène s’impose progressivement tel un fil rouge émotionnel et thématique, là où les intentions de Sang-il Lee trouvent leur incarnation la plus limpide. Pour s’imposer, l’acteur devra tout affronter : scandales, compromissions, renoncements, jusqu’à pactiser avec le diable et abandonner sa famille illégitime liée à une geisha. Une montée en puissance attendue, savamment portée par des représentations audacieuses, notamment grâce à des plans serrés, des décors majestueux et des dispositifs sonores déroutants où la bande originale enivrante du compositeur Marihiko Hara se combine à l’orchestre scénique.
En revanche, c’est à cet endroit précis que Le Maître du Kabuki semble aussi manquer d’envergure. Malgré l’efficacité de l’ascension, de la chute et de la réconciliation jusqu’à la consécration, une thématique échappe in fine à Sang‑il Lee. Dans un art structurellement masculin, que reste-t-il du féminin en dehors de sa pure incarnation scénique ? Car si la souffrance et la solitude sont palpables pour Kikuo, le métrage fait le choix d’occulter les figures féminines, les confinant à des rôles périphériques de témoins, d’objets de séduction ou de personnages secondaires insaisissables (comme l’illustre particulièrement le rôle de Mitsuki Takahata). Ce choix troublant, qui épouse délibérément la perspective du protagoniste, finit paradoxalement par valider son cheminement : celui d’un artiste qui excelle tant dans l’incarnation que dans l’effacement de la féminité jusqu’à l’abandon de sa propre fille.
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