Frank Darabont est, aux côtés de Rob Reiner, le cinéaste ayant le plus transposé d’œuvres de Stephen King sur grand écran. Ami de longue date du cinéaste, ce dernier avait même cédé gracieusement les droits de sa nouvelle The Woman in the Room à l’occasion d’un court-métrage tourné en 1983. Une relation forte qui donnera naissance à deux films marquants et très appréciés des années 90 (Les Évadés puis La Ligne verte), ainsi qu’à une société de production que Darabont nommera Castle Rock, d’après le nom d’une ville du Maine où se déroulent certains ouvrages de l’auteur. Jamais le réalisateur ne trahit ses sources, contrairement à Stanley Kubrick sur Shining, ou n’y injecte ses propres thématiques et obsessions, comme John Carpenter (Christine), Brian De Palma (Carrie) ou George A. Romero (La Part des ténèbres). Cette fidélité sans faille entraînera certaines critiques, le renvoyant souvent (à tort ou à raison) à une image de simple faiseur, d’illustrateur consciencieux mais dépourvu de personnalité. Après The Majestic en 2001, une fresque sur l’âge d’or hollywoodien qui marque le premier véritable échec au box-office de Jim Carrey, et un passage par la télévision sur les séries Raines et The Shield, le metteur en scène s’attelle en 2007 à un projet de longue date : son adaptation de Brume de King. Roman au format très court de cinquante pages (appelé novella en anglais), le livre narre la survie d’un groupe de personnes réfugiées dans un supermarché pour échapper à un brouillard étrange d’où émergent de mystérieuses créatures. La gestation n’est pas de tout repos mais le metteur en scène tient bon et refuse toute concession. Il en tire The Mist, un thriller horrifique en huis-clos qui marqua les esprits, notamment par ses partis-pris narratifs et formels, que L’Atelier d’images a la bonne idée d’éditer aujourd’hui en UHD 4K et Blu-Ray. 

The Mist © 2007 The Weinstein Company, LLC. All Rights Reserved.

Le film connut une fabrication pour le moins particulière au sein du système hollywoodien. Huit semaines de préproduction, six semaines de production et seulement trente-sept jours de tournage qui eurent lieu durant la pause annuelle de la série The Shield avec la même équipe technique, notamment Ron Schmidt à la photo et Hunter M. Via au montage. Formellement, il résulte de ces conditions restreintes un esprit de système D propre aux séries B qui ont marqué la cinéphilie de Frank Darabont. Caméra portée, zooms brutaux dans l’image, rythme constamment alerte, The Mist se veut pris sur le vif, renvoyant au style alors en vogue notamment à la télévision, dans les aventures de Vic McKay donc, mais également 24. Le cinéaste use de visions simples, fortes et signifiantes, jouant sur cet ailleurs indéfini et immatériel du brouillard afin de générer l’effroi : une silhouette qui disparaît dans la brume, une corde rattachée à un homme hors-champ qui soudainement se tend… Une fois les personnages cloîtrés, les pions sont en place et une sirène qui retentit fait office de trompette apocalyptique annonçant le point de départ de l’inéluctable tragédie. Un procédé limpide qui sait également jouer avec l’attention du spectateur en préfigurant certains pivots narratifs. Ainsi, un revolver qui sert à abréger les souffrances d’un homme dans la première heure se révèlera capital à plusieurs reprises. Le long-métrage impose un rythme lancinant, sans fioritures, liant ses séquences entre elles par des fondus au noir ou fondus enchaînés, abrogeant ainsi toute notion de temps, les héros se retrouvant dans un monde sans repères. Comme le signale Julien Dupuy dans son passionnant bonus, Darabont, fidèle aux préceptes de Stephen King, fait surgir le fantastique de la plus pure quotidienneté. Le journaliste révèle d’ailleurs qu’une scène introductive explicitant les origines de la catastrophe avait été abandonnée faute de financement suffisant. Ne subsistent que quelques bribes de dialogues, presque superflus. 

The Mist © 2007 The Weinstein Company, LLC. All Rights Reserved.

Ces atours de B-movie traditionnel sont toutefois contrariés par des choix surprenants, pour ne pas dire radicaux. Ainsi, dans le rôle de David, Thomas Jane (auparavant vu chez Paul Thomas Anderson dans Boogie Nights et Magnolia, ou Terrence Malick dans La Ligne rouge) s’avère attentionné, protecteur, angoissé, parfois presque passif, loin du stéréotype d’homme d’action. À l’inverse, Toby Jones en ancien champion de tir devenu sauveur et as de la gâchette, assure un contre-emploi badass et touchant. Autre parti pris qui en choqua plus d’un, la terrible fin qui s’écarte du roman, quant à lui plus évasif, fut l’une des causes de la baisse drastique de budget du long-métrage. Certains studios, comme Paramount, demandèrent en effet à Frank Darabont de revoir sa copie et d’en édulcorer le nihilisme s’il souhaitait être produit. C’est finalement Dimension Films qui donna son feu vert pour cette conclusion. Force est de constater que ce dernier acte, en forme de lente procession vers la mort, n’a rien perdu de son impact. Accompagné des notes de The Host of Seraphim de Dead Can Dance, dévoilant une emphase qui détonne avec la bande originale discrète de Mark Isham, ces dernières minutes demeurent encore aujourd’hui une anomalie dans le divertissement américain. De plus, le film avait initialement pensé en noir et blanc. S’il connut une sortie en salle en couleurs, l’édition proposée par L’Atelier d’images rend de nouveau disponible cette version qui résout avec elle la qualité aléatoire de ses effets spéciaux numériques pensés pour une bichromie granuleuse. In fine, c’est là que se situe la véritable spécificité de The Mist. Une œuvre qui a un pied dans la tradition, avec ses effets pratiques signés KNB, et un autre dans la modernité avec les CGI assurés quant à eux par Café FX. 

The Mist © 2007 The Weinstein Company, LLC. All Rights Reserved.

Il est indéniable que Frank Darabont est un grand amoureux du cinéma de genre. Scénariste du troisième épisode de la saga Freddy (Les Griffes du cauchemar) ou du remake du Blob, tous deux signés Chuck Russell, ainsi que de La Mouche 2 (script qu’il renie par ailleurs), ses premiers travaux transpirent de sa passion pour la série B et le fantastique. The Mist renoue brillamment avec ses racines. Il multiplie les références aux années 50 et 60, à travers leur cinéma de SF (l’un des personnages ironise sur « les tentacules de la planète X » d’une créature) et leurs séries cultes comme Au-delà du réel. Les araignées monstrueuses rendent d’ailleurs directement hommage à un épisode de cette dernière, intitulé The Zanti Misfits. Julien Dupuy souligne quant à lui la proximité du désenchantement tragique du final avec celui de La Nuit des morts-vivants. Mais les inspirations de Darabont ne se limitent pas au petit et grand écran. L’artiste Drew Struzan, créateur des affiches cultes de Star Wars, Retour vers le futur ou Indiana Jones, est ainsi cité à travers le personnage de David, lui-même dessinateur. Difficile également de ne pas percevoir une influence, probablement inconsciente, de Silent Hill dans cette alarme qui se met à résonner dans un paysage entièrement embrumé. La littérature n’est pas en reste puisque, bien qu’adaptatant officiellement Stephen King, le metteur en scène en profite pour renvoyer à Richard Matheson, et à ses scénarios pour La Quatrième dimension. Il ravive l’esprit politique et la vision acerbe du modèle américain de la série de Rod Serling. Mais l’auteur le plus évidemment évoqué est Lovecraft. Le long-métrage, comme The Thing avant lui, s’impose comme une transposition officieuse de l’univers du créateur de Cthulhu. Le bestiaire déployé, véritable écosystème avec ses règles et sa hiérarchie, renvoie ainsi au panthéon de l’écrivain. Suivant l’adage de King qui vise à montrer explicitement le monstre plutôt que de simplement l’évoquer, Darabont et ses équipes dévoilent des bêtes de plus en plus impressionnantes, jusqu’à la vision hallucinante du Behemoth. Animal gigantesque inspiré par le démon biblique du même nom, rappelant aux éléphants de Salvador Dalí, il est le fruit du travail de Bernie Wrightson. L’artiste, qui a entre autres collaboré au dragon du Règne du feu et aux spectres de SOS fantômes, a été recommandé au cinéaste par son ami Guillermo de Del Toro, qui finira d’ailleurs par transposer le style de Wrightson dans son Frankenstein. Paradoxalement, le film, de par ses conditions de fabrication, contrebalance ces influences fantastiques par des dispositifs de tournage renvoyant au théâtre ou au cinéma indépendant. Ainsi, les suppléments Apprivoiser la bête et Quand viennent les ténèbres, dévoilent des méthodes étonnantes. Les scènes étaient souvent tournées en longs blocs, sans coupe, laissant les cadreurs évoluer parmi les acteurs, les bousculer parfois, ceux-ci ayant tout loisirs d’improviser. Leurs échanges, leurs dialogues (souvent des murmures en lieu et place des hurlements attendus), guident la mise en scène et les mouvements de caméra. Leurs interactions et la dynamique qui se crée prévalent sur un strict découpage technique. En découle la sensation d’un cinéma libre, débarrassé des contraintes d’un blockbuster, statut qu’il devait initialement avoir . 

The Mist © 2007 The Weinstein Company, LLC. All Rights Reserved.

Dans la discussion entre King et Darabont présente en bonus, l’écrivain cite Rhinocéros d’Eugène Ionesco. « La vie est une prison », un adage qui a infusé toute son œuvre, des cellules de La Ligne verte, au supermarché de The Mist, dans lequel se développe une véritable micro-société. Des individus hétérogènes sont ainsi contraints par la promiscuité de coexister. Se croisent des religieux, des va-t-en guerre, des complotistes, soit autant de profils qui pullulent dans une Amérique post-11 septembre. Comme Cloverfield, La Guerre des mondes, ou même The Dark Knight, le long-métrage fait partie de ces divertissements hollywoodiens profondément marqués par les attentats du World Trade Center et leurs bouleversements. Une période vite contrariée par l’hégémonie de productions plus optimistes, initiées par Iron Man en 2008, fer de lance d’un pays qui, après les années Bush, souhaite retrouver espoir en un homme providentiel incarné par Barack Obama, pour le meilleur et pour le pire. Dans le film de Frank Darabont, les Etats-Unis viennent de traverser une tempête et tout est encore en ruine. La sidération de la catastrophe laisse place à une solidarité éphémère avant que les inévitables dissensions ne surgissent. Ni l’armée, ici en outre responsable du désastre, et dont les soldats sont prostrés ou poussés au suicide, ni les responsables politiques, tel Brent Norton, un avocat bientôt promu à la Cour suprême et incarné par Andre Braugher (le capitaine Holt de Brooklyn Nine-Nine), ne peuvent gagner la confiance du peuple. À la recherche de boucs émissaires, les habitants de la petite ville rejettent David, accusé d’être un étranger, un artiste intellectuel new-yorkais qui ne comprend pas leurs problématiques. Après les institutions et la communauté (ébranlée dès l’introduction par un arbre créant des conflits entre voisins), la religion est également mise à mal. Le personnage de Mrs. Carmody, formidablement incarné par Marcia Gay Harden, est une bigote que Julien Dupuy rapproche à juste titre de la mère de Carrie. Un gourou millénariste (Jim Jones est évoqué à son sujet) qui pousse son prochain jusqu’au meurtre rituel, renvoyant au tournant intégriste de l’Amérique. Le réalisateur alors profondément dépressif (des drames personnels et le rejet de la part de George Lucas de son script pour le quatrième volet de la saga Indiana Jones, n’y sont pas pour rien) déconstruit les valeurs américaines avec une certaine jubilation. Le rassurant « We’re safe » que le héros dit à son fils en début de métrage n’est qu’un leurre bien ironique. Rien ne sauvera les personnages, et, par analogie, le pays. Ni une unité illusoire, ni une contre-attaque vaine, ni un leader bling-bling. 

The Mist © 2007 The Weinstein Company, LLC. All Rights Reserved.

Ce nihilisme explique probablement l’absence du réalisateur des plateaux de cinéma depuis lors, œuvrant désormais à la télévision où il supervise la première saison de The Walking Dead. À cette occasion, il retrouve une partie de son casting (il se murmure que le rôle de Rick Grimes avait été proposé à Thomas Jane) ainsi que la société KNB. Quoi qu’il en soit, The Mist (dont l’un des ultimes plans préfigure la série zombiesque) demeure près de vingt ans après sa sortie un instantané de l’Amérique. Un cauchemar pleinement ancré dans les troubles de son époque qui n’hésite pas à scruter les abîmes de l’âme humaine. Les temps ont certes changé, mais le désenchantement de son récit s’avère plus que jamais d’actualité à l’heure de mouvement MAGA et de la post-vérité trumpienne. 

Disponible en combo UHD/Blu-Ray et DVD chez L’Atelier d’images

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A propos de Jean-François DICKELI

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