Radu Jude – "Papa vient dimanche"

Après La Fille la plus heureuse du monde, le Roumain Radu Jude propose autour de l’histoire d’un père divorcé cherchant à voir sa fille une « tragédie de situation » efficace et révoltante dont les personnages se retrouvent désespérément acculés à exprimer le pire d’eux-mêmes.

 

On comprend qu’il est père à travers quelques gestes, et le titre français du film, Papa vient dimanche, mais le personnage qui expédie frénétiquement d’importants préparatifs au début du nouveau film du Roumain Radu Jude (distribué par Zootrope Films) a autrement tout d’un grand ado, d’un éternel étudiant qui doit, pour traverser la chambre où il vit, sautiller entre les T-shirts sales et les piles de DVD, sous le regard déterminé de cette fameuse effigie du Che qui se détache de son fond rouge. Tandis que les rouages de l’intrigue se mettent en place, Marius (Serban Pavlu) finit son sac, emballe une énorme peluche, essaie une chemise, enfourche son vélo, et file, dans une odeur de transpiration qui perpétue l’atmosphère confinée de son logement, chez les vieux parents radoteurs dont il compte emprunter la voiture défraîchie pour emmener sa fille en vacances. Il n’échappe en hâte aux déceptions et reproches de ceux-là, et à cette maisonnée vieillotte où l’on ne se parle qu’en vitupérant, que pour pénétrer à contrecoeur dans un autre foyer : l’appartement qu’habite son ex-femme Otilia avec leur fille Sofia et son nouveau compagnon. Il ne compte pas s’éterniser : il vient juste chercher la petite pour profiter au bord de la mer du peu de temps avec elle que lui a accordé le juge. Au moment où Marius passe le pas de la porte – parce que son ex belle-mère  l’y invite et bien que son remplaçant dans la vie d’Otilia et Sofia soit là – , au moment où il entre dans le décor de cet appartement, l’engrenage de l’intrigue est en place, prêt à être se mettre en mouvement.

Un seul élément reste à établir après cette mise en place laborieuse pour Marius, et qui ne nous le rend pas particulièrement sympathique, et puis soudain, il se faufile dans la chambre de sa fille pour la réveiller et la préparer au départ, et il caresse la joue de l’enfant qui dort, et alors on ne voit plus un bon à rien qui à l’âge où l’on commence à perdre ses cheveux doit encore demander la voiture de ses parents, alors on voit un père. On voit un homme qui doit se faufiler dans l’appartement qu’il a pourtant payé, mais perdu lors du divorce, un dentiste qui a pris un congé pour profiter de ses trois jours réglementaires avec son enfant et parfaitement organisé ce moment bref mais si important, un bon bougre qui s’efforce (quitte à se forcer) de plaisanter et d’être enjoué pour aller de l’avant et maintenir son lien avec sa fille, alors même qu’il a devant lui son échec. Tout à coup, on partage de tout coeur la détresse détectable dans tous les efforts maladroits de Marius pour jouer son rôle de père, parce qu’on en prend toute la mesure.

Le huis clos que ce personnage finalement touchant est sur le point de vivre se passe dans l’appartement qui cristallise toute l’amertume et la déception qui lui collent aux basques depuis le début du film, parce qu’il représente une vie dont il a été exclu. L’enfer qui se referme sur lui tient à la coprésence de l’ancienne vie construite qu’il avait et de la nécessité de repartir à zéro. Marius est tenu pour marginal au beau milieu de la vie qu’il avait voulue et construite. Il n’y a plus sa place, il a été remplacé. Dès qu’il entre, il est explicitement signifié qu’entre les murs où vit sa petite Sofia, il n’est pas le bienvenu. Ses mouvements y sont contraints, alors qu’autour de lui, les trois habitants du lieu qui sont présents (ils sont tous là sauf Otilia, qu’on attend pour laisser Marius partir avec leur fille) vaquent à leurs occupations quotidiennes comme s’il n’était pas là. Et le malaise perceptible dans les propos de Marius, et son humour forcé, accentuent l’insoutenabilité de la situation.

D’autant plus qu’elle perdure, car au moment où il est sur le point  de prendre enfin la route avec Sofia, le nouveau compagnon objecte qu’il faut encore attendre Otilia, et même ainsi, il est clair que cette maisonnée trouvera tous les prétextes pour ne pas le laisser emmener sa fille en vacances. Comme dans quelques chefs-d’oeuvre de Cassavetes, qui est de l’aveu de Radu Jude une inspiration, on se rend vite compte que la fin, quoiqu’intolérable, est inéluctable. On cherche à imposer au pauvre héros une situation à laquelle il ne peut pas ne pas s’opposer, on veut l’évincer complètement de la vie de sa fille, et sa résistance, inévitable, ne fait qu’aggraver les choses. Un étau suffocant se resserre sur lui qui ne manque pas de désespérer en même temps le spectateur. Jusqu’à l’exaspération.

 

À ce stade du film, la tension qui s’est engrangée, générée par la situation, entraîne un nouveau glissement dans le ton du film, qui en oscillant ainsi entre dépression et excitation, entre comédie et jeu de massacre, contribue d’ailleurs à l’hystérie générale. Dans cet appartement plein de couloirs où zigzaguer et de portes contre lesquelles se heurter, Jude a mis ses personnages en cage comme on précipiterait des souris dans un labyrinthe étriqué pour les voir vainement s’agiter jusqu’à l’égarement, et en effet, à force de se débattre comme un beau diable sans aucun succès, Marius en arrive à des extrêmes auxquels lui-même a peine à croire, à des violences dont lui-même ne se serait pas cru capable et dont l’ineptie échappe à toute empathie, bien que notre personnage ait l’impression de n’avoir pas le choix. Dès lors, de nouveau détaché de lui, on l’observe presque sadiquement. On comprend que Radu Jude se dise obsédé par une réplique d’un personnage de Tchékov : « L’état naturel de l’homme est d’être ridicule ». Dans son film, il pousse tous ses personnages à bout et arrache à leurs bouches tout ce qu’ils ont de plus sensible, de plus fragile, de plus honteux et vil. Il leur fait se hurler à la face leurs quatre vérités, et leurs vérités les plus secrètes – de celles qui habitent le cri primal –, et il redouble la cruauté du psychodrame quotidien en lui donnant une forme grotesque – à grands renforts de baillons improvisés et de gémissements minables, comme dans une comédie de gangsters ratés; avec pour couronner le tout une évasion finale de pied nickelé pitoyable.

           Papa vient dimanche est une variante bien cynique du fameux « Familles, je vous hais » (le titre roumain dit d’ailleurs « tout le monde dans notre famille »). Non qu’il s’exprime aussi clairement, au contraire. De l’exaspération de l’incommunication accrue par la puissance des sentiments, il conserve l’insupportable cacophonie. Sous ses aspects de film à dialogues (et on sait combien les réalisateurs de la « Nouvelle Vague roumaine » sont habile à l’exercice), il nous donne à entendre des monologues entre eux dissonants qui n’avancent pas, mais trépignent et s’échauffent. La parole ici n’est plus échange, elle mure les êtres et participe de leur ridicule. Ce ridicule est à la mesure d’une des plus cruelles tragédies afférentes à la condition humaine, l’incommunication à s’en taper la tête contre les murs, à en devenir fou, d’autant plus cinglante que Jude en fait un carnaval drôlatique et hurlant.

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A propos de Bénédicte Prot

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