Qu’est-ce qui sépare finalement le réalisme du naturalisme ? L’étrangeté du détail observé voire scruté sous le microscope d’un regard parvenant à capter la monstruosité d’un réel que nous faisons finalement que traverser sans y porter attention. Là se trouve certainement tout l’enjeu de Que ma volonté soit faite, second long métrage de Julia Kowalski réalisé dix ans après son premier (Crache cœur, 2015) : générer un naturalisme qui aurait en fin de compte d’étroits liens de cousinage avec le fantastique, lui-même prolongeant le récit réaliste en y faisant surgir le trouble du surnaturel. La radicalité du film de la réalisatrice franco-polonaise peut rebuter mais on ne peut lui enlever sa force de frappe perturbante et la malaise empreint de fascination qu’il suscite.

Une certaine sauvagerie (M. Wrobel) (©New Story)
La frontière entre réalisme et naturalisme est franchie dès l’ouverture du film : aux quelques plans montrant un petit village comme il en existe tant, avec petits commerces et pavillons aux jardins bien entretenus, succèdent brutalement une incursion dans la ferme d’une famille ayant migré de Pologne dans ce bocage vendéen aux alentours de la « vraie vie » mais néanmoins isolé du monde, univers zolien fait de fange, de flaques de boue et de vie de peu. Le chef de famille boiteux, Henryk (Wojciech Skibiński), se repose totalement sur ses deux fils, Tomek (Przemyslaw Przestrzelski) et Bogdan (Kuba Dyniewicz), et, surtout, sur sa fille Nawojka (Maria Wróbel). Cette dernière semble devoir faire tourner la vie de la ferme, déconsidérée par ses frères, asservie par un père pourtant aimant, enfermée dans ce monde crasseux dont elle aimerait s’évader, sans solution face à des hommes qui ne seraient rien sans elle dans une reconduction implicite de la dialectique hégelienne du maître et de l’esclave, et possédant un étrange pouvoir héritée de sa défunte mère qui la rend apparemment inapte à vivre dans une autre réalité que celle où elle survit laborieusement. L’irruption de Sandra (Roxane Mesquida), jeune femme du coin vouée aux gémonies par tous les habitants des environs depuis la mort de son père, revenue pour vider la maison du paternel voisine de la ferme, ressemble alors fort à une porte de sortie pour Nawojka. Mais le désir quelque peu voyeur qu’elle a pour cette nouvelle arrivante va littéralement mettre le feu au bocage…

L’ensorcellement par une nouvelle voisine (R. Mesquida) (©New Story)
Il y a quelque chose de profondément anxiogène dans la mise en scène étouffante de Julia Kowalski, sans échappatoire, enfermée dans ce bocage vendéen fait de grisaille et de terre, lourdeur envahissant jusqu’à la photographie du film elle-même, sale, granuleuse. Le danger suinte dans chaque éclat de voix, dans chaque regard, même ceux provenant de personnages semblant pourtant amener de la sympathie comme pourrait le faire le vétérinaire Frank (Jean-Baptiste Durand), apparemment attiré par Nawojka lorsqu’il vient soigner ses bêtes mais dont les regards obliques et les mots contenus en font étrangement un être hostile, ceci d’autant plus qu’il se fait oiseau de mauvais augure (les bêtes de la ferme sont malades et doivent être tuées). On pourrait taxer Que ma volonté soit faite de complaisance dans cette caractérisation d’une campagne reculée qui ne serait gouvernée que par une forme d’archaïsme. On n’aurait peut-être pas entièrement tort tant le film flirte parfois avec une forme de caricature misérabiliste pas très finaude. Mais paradoxalement, l’intérêt du long métrage réside aussi dans ces outrances, créant une sorte d’atmosphère d’épouvante latente, une menace permanente qui ne demande qu’à surgir de ce tableau crasseux et à tout envahir.
De ce point de vue, la scène de banquet du mariage du frère aîné de Nawojka s’avère l’une des scènes les plus terrifiantes du cinéma français de ces dernières années. Organisé en plein air, rassemblant toute la population du bocage sur des tables posées sur tréteaux au beau milieu des bottes de paille, le repas champêtre devient peu à peu un moment envahi par l’ivresse, d’abord joyeuse et dansante, puis de plus en plus inquiétante par les débordements désinhibés qu’elle encourage, exsudant l’humiliation du racisme latent envers ces Polonais qui semblent ne rien avoir à faire en ces terres où ils n’auront jamais vraiment leur place (le discours du père constamment parasité par les paysans avinés), la violence morale puis physique, une frénésie littéralement anormale. Et Julia Kowalski d’accompagner cette anormalité en la filmant pointilleusement dans une mise en scène évoquant quelque peu le Calvaire de Fabrice Du Welz (2004), et plus particulièrement sa scène de danse traumatisante, aux allures cauchemardesques, montrant des autochtones ardennais remuant leur corps de façon désordonnée au son d’un piano désaccordé. Et de se dire qu’en effet, le cauchemar se tapit aussi au sein du naturalisme de Kowalski, dans ce réel en pire, dans cette contemplation d’une condition humaine aux instincts sauvages menant au pire (on peut également penser au Sam Peckinpah des Chiens de paille [1971] devant la horde de ruraux affamés de viol et de lynchage de Que ma volonté soit faite).

Fange et nudité : un corps naturaliste (M. Wrobel) (©New Story)
La donnée fantastique du film apporte une poésie presque romantique à cette brutalité exacerbée, vise paradoxalement à détruire définitivement la terreur provoquée par la description naturaliste de cette ruralité, le surnaturel se trouvant finalement être l’élément le plus apaisant du récit, délivrant ainsi sa plus belle scène. En résulte la libération de Nawojka lors d’un scène saisissante : traversant d’un pas tranquille le village des premiers plans dans une parfaite nudité recouverte de boue, la jeune femme s’est tout à la fois débarrassé de ses oripeaux naturalistes et retrouve un monde réel (le village, donc) lui-même outré par l’incursion de cette menace sortie du bocage, comme une sorte de vouivre extirpée du bourbier de l’outre-tombe. Et Que ma volonté soit faite de se révéler tout autant comme un film théorique radical, audacieux voire téméraire sur la fiction réaliste que comme un récit d’émancipation d’une rudesse aussi éprouvante et borderline que remarquablement émouvante.
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