Ce qui frappe dans le dernier film de l’allemand Christian Petzold présenté cette année à la Quinzaine des cinéastes, c’est le virage à 180 degrés qu’il prend sans broncher face à la machination narrative complexe de son précédent long-métrage (Le Ciel rouge), sorte de terreau rhomérien des relations hommes-femmes sous fond de fin du monde. Avec ce miroir à trois bandes simpliste, il verse les deux pieds joints dans l’épure la plus radicale, une purification d’un cinéma qui n’existe qu’à travers le perfectionnisme de sa mise en scène, une recherche d’absolu qui rôde pour le coup plutôt du côté de Bresson que de Rohmer. La trame narrative tient sur un coin de table (une mère seule recueille une jeune femme victime d’un accident de voiture et voit en elle sa fille disparue), et c’est bien là la fulgurante réussite du film, son auto-capacité à bâtir ce château de carte d’apparence vacillant, mais qui jamais ne cède à la dangereuse pression de l’anecdote.
Copyright Schramm Film
Quelle séquence que ce regard œil pour œil entre la jeune Laura, éperdue dans les méandres d’une dépression qui affaisse ses cernes jusqu’à ses lèvres éteintes, et la plus âgée Betty, les traits plus marqués. Leurs regards se croisent en bord de route, un instant, cet instant qui interpelle par son intensité et son mystère durant lequel la vie égaillait encore cette décapotable bourrée de condescendance. Dans cette voiture, on y retrouve Thomas, le mari de Laura, qui la tanne de poursuivre ce voyage si important pour lui. Mais cette maladie invisible qui la ronge l’en empêche, elle veut rentrer, Thomas la reconduit à contre-cœur. Puis le drame qui fera naitre l’intrigue, l’accident de voiture, et la mort de Thomas, la tête ensanglantée au sol. Du regard Laura/Betty initiatique, l’on comprend déjà que l’enjeu est noué. Va alors s’abattre au milieu de la douleur et des silences, le jaillissement d’une lumière perçant la désolation, l’une dans l’autre, l’une avec l’autre, Laura de son accident de voiture et de sa dépression, Betty de son deuil impossible, juxtaposeront leurs souffrances dans un élan muet et élévateur de rédemption commune. Mais la douleur n’est pas que dans le charme étrange de cette maison de bord de sentier, il est aussi aux portes du garage du coin. C’est là où l’on retrouve Richard le père et Max le frère, tous deux à la mine tout autant blafarde, affalés à une table de camping, penseurs, absents. Et de cette cartographie familiale éclatée et ce voisinage de commérage où les regards s’arrêtent désormais sur la mystérieuse présence de Laura, surgit la réincarnation d’un nouveau possible. Du silence pesant et omniprésent, le langage se rétablit, la cuisine s’éveille, la vie s’immisce de nouveau dans la mort. Et Laura, bien malgré elle, en est l’investigatrice principale.
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Du fantôme passé (Yelena, la fille et sœur qui s’est suicidée anéantissant cette famille) à l’inconnue du présent (Julia, en substitution), et malgré le poids du secret qui finira par se libérer et faire fuir Julia piégée dans cette rémission familiale malsaine (elle portait les mêmes vêtements que Yelena, joue à son piano, prenant donc littéralement sa place), une lueur va éclore. Celle d’une famille détruite enfin réunie grâce à ce trait d’union décisif, l’inconnue Julia en apparition christique à cette douloureuse mais unanime réhabilitation familiale. Mais Laura n’est pas en reste, et par cette inconsciente cure de réhabilitation et au don de sa présence, sa vie à elle aussi, s’en verra retournée. Car en conclusion, c’est une femme devenue forte à la posture tenue qui s’expose lors de concours de piano. Il n’y a pas de mots, ni de discours, pas de remerciements, mais une simple présence, à distance, une présence qui dit tout, entre Betty, Richard et Max, réunis, face à l’angélique Laura qui par sa seule présence infortune aura su libérer les démons du deuil impossible.
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Tant de silences et de souffrances dans Miroirs numéro 3, et pourtant, par l’imprévisible apparition quasi christique de Laura, une lueur éclairant le chemin périlleux du deuil : si court, si juste, loin des longs discours, là où les plans saisissent sans peine ni esbroufe.
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