Nous ne tarissions pas d’éloges, plus tôt dans l’année, à propos de Queer, brillante adaptation de William S. Burroughs par Luca Guadagnino, que l’on tient pour l’un des plus beaux films de 2025. Prolifique et imprévisible, le cinéaste italien est déjà de retour. After the Hunt a connu un passage contrasté à Venise lors de la dernière Mostra avant de se heurter à un accueil critique des plus tièdes pour son exploitation américaine. Pire, il a essuyé un échec commercial retentissant aux États-Unis, avec à peine plus de trois millions de dollars de recettes pour un budget estimé à soixante-dix millions. Privé de sortie cinéma dans l’Hexagone, il doit se contenter d’une arrivée en catimini sur Amazon Prime. Le metteur en scène de Call Me By Your Name délaisse le Mexique des années 50 pour revenir aux États-Unis et au contemporain. Après Daniel Craig, c’est avec une nouvelle star qu’il collabore en la personne de Julia Roberts, dont la présence devenue plus rare sur les écrans reste, bon gré mal gré, un événement. Elle campe Alma Imhoff, une professeure d’université, est confrontée à un tournant personnel et professionnel. Son équilibre est bouleversé lorsqu’une étudiante brillante Maggie Price (Ayo Edebiri) porte une accusation contre l’un de ses collègues, Henrik Gibson (Andrew Garfield), tandis qu’un sombre secret de son propre passé menace d’être révélé. Ce nouvel opus se penche, entre autres, sur l’après-#MeToo sans se dispenser d’une pointe de provocation, induite dès le choix de son titre tiré d’une citation de l’un des architectes de l’unification de l’Allemagne au XIXe siècle, Otto von Bismarck (1).

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Après deux collaborations avec le scénariste émergeant Justin Kuritzkes (Challengers, Queer), il s’intéresse cette fois à la plume d’une autre jeune autrice de vingt ans sa cadette, Nora Garrett, qui signe ici son premier scénario. Sujet oblige, After the Hunt aborde frontalement les questions des rapports hommes/femmes, des rapports de pouvoir et de domination. Il relate également un choc générationnel par le prisme de la confrontation, avec un débat interne posé dès sa conception, les visions d’un homme traduisent les mots d’une femme. Autre évolution importante au sein de la garde rapprochée du réalisateur, lui qui travaillait depuis 2017 avec Sayombhu Mukdeeprom à l’image (quatre longs-métrages de Call Me By Your Name à Queer, entrecoupé d’une infidélité sur Bones and All), semble entamer un nouveau cycle. Il change de partenaire et collabore pour la première fois avec le directeur de la photographie Malik Hassan Sayeed. Ce nom évoquera peut-être quelque chose aux amateurs de hip-hop : il a œuvré sur de nombreux clips, de Street Dreams de Nas à Gold Digger de Kanye West, en passant par Man Down de Rihanna. Au cinéma, s’il s’est illustré au sein d’équipes secondaires sur Emprise de Bill Paxton ou Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, ses faits d’armes les plus emblématiques le rapprochent d’un cinéma urbain. Il a officié sur plusieurs Spike Lee (Clockers, Girl 6, He Got Game) mais aussi Belly, unique réalisation du clippeur Hype Williams. Sur le papier, son identité visuelle est a priori éloignée de celle du formaliste transalpin. Ces alliances inédites amorcent une envie de chamboulements pour un résultat qui s’avère malheureusement contrasté. Si ce dernier cru n’est pas à un paradoxe près, il reste bancal et globalement raté. Il conserve néanmoins certains intérêts, qu’ils soient ponctuels, implicites ou théoriques.

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« It happened at Yale » peut-on lire dans une typographie déclinant celle des célébrissimes génériques d’ouverture des films de Woody Allen, également reprise pour les crédits à venir. Un hommage au maître ou un clin d’œil au parfum de scandale qui entoure désormais son cinéma ? La question fut posée dès la conférence de presse à la Mostra (2). Le cinéaste a répondu sans détour. « La réponse la plus crue serait : « Pourquoi pas ? » Il y a un canon avec lequel j’ai grandi, et lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce film avec mes collaborateurs, nous ne pouvions nous empêcher de penser à Crimes et délits, Une autre femme ou Hannah et ses sœurs. Il y avait dans l’histoire une infrastructure qui semblait liée à la grande œuvre de Woody Allen de 1985 à 1991 », avait-il déclaré. Avant d’ajouter : « J’ai joué plusieurs fois avec ce graphisme et cette police avant cela, et j’ai trouvé que c’était un clin d’œil intéressant à un artiste qui, d’une certaine manière, a été confronté à des problèmes liés à son identité et à notre responsabilité lorsque nous regardons un artiste que nous aimons comme Woody Allen. » Cette information précède un prologue agressif où les plans se succèdent dans un geste désynchronisant les images et les sons tandis que le bruit appuyé des aiguilles d’une horloge trompe le rythme de ces premières secondes. Quelle est la finalité de ce bloc arythmique et fragmenté ? Luca Guadagnino cherche-t-il à imposer une forme au mépris du consentement de son spectateur ? Après une œuvre Burroughienne, le réalisateur italien marche-t-il sur les pas de l’auteur de Café Society ? 

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L’introduction déconcertante précède une exposition agaçante. Le formaliste léché se met partiellement en retrait, aux sons d’horloge brutaux des premières secondes, succède un écrin bourgeois. Le metteur en scène donne l’impression de s’écouter penser à travers ses personnages, développant chacun et chacune leurs propos ou argumentaires au moyen de citations interposées de grands noms de la philosophie. Le film excessivement verbeux rappelle certains tics secondaires de Call Me By Your Name, une filiation favorisée par la présence de Michael Stuhlbarg. L’acteur qui jouait le père du jeune Elio, interprète ici l’époux d’Alma. Cinéaste adepte du pastiche et du détournement, n’aimant rien tant que creuser et réinterpréter une forme pré-existante pour lui donner une identité nouvelle, Guadagnino investit un nouveau terrain sans réellement trouver le langage adéquat. Dans un geste à l’opposé de ses meilleures réalisations, il observe une absence de désir (ou la disparition de celui-ci) dans une esthétique clinique (en atteste la palette de couleurs froides et désaturées) tuant toute velléité de séduction. Ce cinéma cérébral qu’il entreprend souffre d’un positionnement distancié, qui tient autant d’une recherche de hauteur de vue sur les situations et ses problématiques épineuses, qu’une position confortable dans une œuvre qui revendique l’envie de scruter l’inconfort dès l’affiche (“Not everything is supposed to make you comfortable”). After the Hunt intrigue par à-coups sur le plan de sa mise en scène. Loin des mouvements clinquants, le réalisateur s’en remet à des champs-contrechamps dans lesquels il travaille l’épure apparente à la manière d’un artifice. Chez lui, la pureté est toujours suspecte, elle est factice, c’est un simulacre. Sa manière de filmer ses personnages face à la caméra transforme l’objectif en miroir déformant condamné à n’avoir qu’un enregistrement biaisé du réel, assumant une dimension manipulatrice. Le quatrième mur semble toujours à deux doigts d’être enfreint, les personnages sont les portes-paroles d’un auteur qui dissémine dans leur bouche ses pensées à la manière des pièces d’un puzzle. 

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Le regard sur #MeToo et le mouvement woke, ses éventuelles dérives ainsi que l’évolution des combats et la manière de mener les luttes, souffre à bien des égards de la comparaison inévitable avec le récent Tar. Le long-métrage de Todd Field, s’il se tenait dans un croisement de deux cinéastes cliniques, à savoir Stanley Kubrick et Michael Haneke, pouvait compter sur un matériau dense et complet pour contrarier sa froideur apparente. Le script d’After The Hunt sort les grands mots et quelques provocations un brin puériles pour explorer une zone grise et des impasses morales. Il s’éloigne pourtant peu à peu de son incident déclencheur, restant flou (ou hypocrite) sur les questions qu’il fait mine d’aborder. Il se veut retors mais il contourne les véritables fractures qu’il promet de creuser. Il révèle en revanche davantage de subtilité et de complexité sous son vernis, il n’est en ce sens pas cet infâme projet réactionnaire redouté sur la base de son pitch. Il n’en demeure pas moins que le réalisateur affiche une confiance excessive en ce scénario bancal dont il minore les carences. En conséquence, le thriller psychologique patine et avance sur un faux rythme, en plus de s’étirer sur une durée excessive approchant les deux heures vingt. Pourtant, alors que la lassitude prend le dessus, un film secondaire se dessine, plus intéressant, un portrait en creux de son actrice principale : Julia Roberts.

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Alma Imhoff, protagoniste ambivalente, tiraillée entre ses aspirations professionnelles et une détresse intérieure contenue, est d’évidence l’aspect qui intéresse le plus le metteur en scène, d’autant plus heureux d’avoir pu confier le rôle à l’interprète d’Erin Brockovich. À travers elle, il scrute une femme puissante et tous les sacrifices consentis pour en arriver à sa place, fustigeant par ricochet un système patriarcal jamais remis en cause (ici un établissement prestigieux). Une machine à broyer les éléments davantage qu’à leur permettre de s’émanciper, qui s’occupe avant tout de maintenir son image intacte. La trajectoire d’Alma s’oppose alors à celle de Maggie qui refuse catégoriquement les concessions qu’a autrefois pu faire son aînée. Cette notion de fossé générationnel, qui sous d’autres formes parcourait déjà Call Me By Your Name ou Queer, à l’instar de la mise en scène, s’effectue dans une approche plus frontale, vidée de tout lyrisme. L’écho troublant entre Julia Roberts, superstar ayant été sur le devant de la scène bien avant certaines prises de paroles et révolutions au sein du système hollywoodien, et le personnage qu’elle interprète, n’est pas anodin. Luca Guadagnino démystifie ces grandes institutions et leurs fondements, refusant l’hypocrisie et la chape de plomb. L’actrice, loin des rôles qui ont fait sa notoriété, ne laisse pas apparaître son célèbre sourire ravageur. Elle dévoile une part d’ombre et de monstruosité insoupçonnée dans une composition glaciale, d’une épatante rigueur de jeu. Le cinéaste se joue de son capital sympathie naturel pour l’emmener vers un registre plus douloureux. Elle constitue la plus grande source d’inspiration d’un film inabouti. Le point final, moins opportuniste qu’il pourrait en avoir l’air, anticipe un regain de pouvoir manifeste des réactionnaires, ouvrant de nouveaux combats à venir dans un réel qui a changé de paradigme. After the Hunt, s’il ne saurait être considéré comme une réussite, contient des promesses qui gagneront à être retravaillées dans un prochain film. L’échec n’est d’ailleurs pas encore digéré que Guadagnino a déjà tourné Artificial, un biopic sur Sam Altman, le cofondateur et PDG d’OpenAI, l’entreprise à l’origine de ChatGPTP. L’homme d’affaires prendra les traits d’Andrew Garfield, qui tient ici un rôle clé, tandis que le réalisateur retrouvera également Jason Schwartzman, déjà présent dans Queer. Il semble continuer à s’ancrer dans ce sillon cérébral pour lequel il s’est de nouveau associé à Malik Hassan Sayeed. Affaire à suivre.

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(1) « People never lie so much as after a hunt, during a war, or before an election.”. / « Les gens ne mentent jamais autant qu’après une chasse, pendant une guerre ou avant une élection. »
(2)
https://variety.com/2025/film/news/luca-guadagnino-after-the-hunt-opening-credits-woody-allen-metoo-1236501824/

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