Parmi les projets les plus ridicules de remake, Suspiria figurait en tête de liste. Quel intérêt en effet de revisiter ce chef-d’œuvre absolu, baroque et psychédélique, entre épouvante et expérimental, pour le remettre au goût du jour et l’aseptiser ? Après avoir envisagé un navet aussi navrant que le Fog de 2005, le Carrie de 2002 (ou quelques autres que notre mémoire a effacés, comme Les Révoltés de l’an 2000 ou Long Week-End…), des noms inattendus commencèrent à circuler, de cinéastes absolument pas aguerris au genre, dont celui de David Gordon Green. Ce dernier préféra finalement se pencher sur un autre classique pour livrer une suite presque directe du Halloween de Carpenter, laborieuse et garantie sans frisson. Une fois prononcé le nom de Luca Guadagnino, on se demanda quelle filiation il pouvait bien y avoir entre son œuvre et celle de Dario Argento. Aucune a priori. Puis Luca Guadagnino proclama son amour pour le film. D’intrigantes premières images commencèrent à circuler, l’annonce de la musique de Thom Yorke, avant le teaser. Après le rejet, le projet devenait presque excitant car prenant totalement le contre-pied de l’original et devenant personnel. Comment le cinéphile adorateur allait-il réagir ? Préférant encore qu’un anonyme s’y colle pour envoyer directement ce remake aux oubliettes, les fans commencèrent à hurler au blasphème, le plus facile étant de le ridiculiser. Avant même de l’avoir vu, le jugement était sans appel. Alors, qu’en est-il du résultat ? Autant le dire tout de suite, si Suspiria est loin d’être une œuvre parfaite, il constitue une vraie proposition de cinéma, déclinaison fascinante de l’œuvre de Dario Argento, plus passionnante par son éloignement –  c’est presque une antithèse – que par ses points communs. Certes, le film de Luca Guadagnino pioche par-ci par-là des idées du film originel et en garde l’argument initial « Une jeune femme arrive dans une école de danse tenue par des sorcières », mais et son inexpiable péché est sans doute de s’intituler Suspiria  tant il laisse échapper de tout autres soupirs. Le film de Luca Guadagnino ne prouve-t-il pas par cette liberté la grandeur du Suspiria de Dario Argento, apte désormais à être adapté et trahi, comme la plus grande des œuvres littéraires ?

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 Une esthétique de la rupture et du corps

Guadagnino déclare sa flamme à Suspiria en s’en évadant. Plus qu’une adaptation, il traduit comment le film d’Argento a imprimé sa rétine, pénétré son inconscient, jetant parfois pêle-mêle ses images, provoquées par d’autres images indélébiles, formant un curieux dialogue entre deux créations intimes. Selon la sensibilité de chacun, le chef-d’œuvre d’Argento n’aura pas déclenché la même mécanique intellectuelle. Guadagnino s’approprie ce poème de terreur, dévoilant ce qu’il a créé en lui, ce qu’il a déclenché. A l’image de la Rhapsodie sur un thème de Paganini, de Rachmaninov, il présente sa « Rhapsodie sur Suspiria », jeu musical de fantaisies et d’improvisations. Loin de rechercher la clarté, il  conçoit son film comme une variation où l’élément perturbateur est roi. Ses visions sont lancées comme autant de morceaux coupants. Jamais séducteur, son Suspiria suggère des pistes qui n’aboutissent nulle part, des esquisses de réponses qu’il vous dérobe instantanément.

Malgré des plans séquences saisissants, ce Suspiria opte pour une esthétique qui suit la gestuelle de la danse contemporaine. En cela, s’il existe un point commun avec le film d’Argento, c’est la radicalité formelle (aux antipodes de son modèle). La dimension magique, alchimique de la danse contemporaine atteint nos désirs enfouis. Conceptuelle et sensorielle, elle déclenche une émotion irrationnelle qui fait appel à notre psyché. Luca Guadagnino joue d’autant plus sur cet ensorcellement que ce sont des magiciennes qui enseignent. Avec cette interprétation toute personnelle du sabbat, Suspiria titille notre inconscient, enclenche en nous une mécanique, émeut par ses gestes et ses corps. Le film incite à ressentir plus qu’à comprendre. On croirait une création où Pina Bausch – madame Blanc (Tilda Swinton) –  mènerait la danse de mort.  L’actrice reproduit de façon troublante l’attitude de la chorégraphe, son visage émacié, ses sombres expressions.

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Si le film d’Argento constituait une expérience métaphysique, elle tenait à l’aspect sauvage du trip hallucinatoire, au pulsionnel, à la manière d’Antonin Artaud. Ici, l’approche charnelle est différente, plus cérébrale. Le thème de la danse – qui n’était qu’un décor chez Argento – devient le fil rouge d’un film centré autour du corps vénéré et malmené. Le cinéaste le disloque et le remodèle violemment avec le même aplomb qu’il brise sa narration. La partition hantée de Thom Yorke retrouvant l’atmosphère électro-expérimentale fascinante des créations d’Atoms for Peace sert cette dimension abstraite. La direction artistique est à l’unisson. Le cinéaste fait à nouveau appel à Sayombhu Mukdeeprom, le chef opérateur d’Apichatpong Weerasethakul, pour diriger une photo très austère où le fantastique naît de la détresse du quotidien, avec ses couleurs désaturées et son obscurité. Les inspirations italiennes n’y sont pas absentes, mais renvoient plus à des œuvres où le cauchemar naît de l’inquiétante étrangeté et de l’entre-deux, telles que Le Parfum de la dame en noir, de Francesco Barilli, ou Night of the Glass Dolls, d’Aldo Lado.

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Ces teintes contemporaines évoquent d’ailleurs étrangement le mal-aimé Mother of Tears de Dario Argento. Personnage à part entière, l’école de danse géométrique et froide de Guadagnino a des allures d’Hôtel Overlook  les similitudes architecturales sont frappantes  filmé par Stanley Kubrick dans Shining, principale référence pour sa gestion de l’espace. Accentuant les aspérités et la discontinuité de l’ensemble, le superbe montage de Walter Fasano (qui a officié pour The Card Player et Mother of Tears, est-ce un hasard ?) adopte parfois une langueur contemplative lorsqu’il explore les lieux, et devient parfaitement brutal, aussi coupant que les formes de son décor.

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Les racines du mal

Le fantastique du premier Suspiria ne faisait aucun doute : la porte de l’aéroport ouvrait sur l’imaginaire. Luca Guadagnino et son scénariste David Kajganich prennent le parti d’ancrer leur film dans le réel, tout en le faisant glisser vers les ténèbres. Ils convoquent l’emprise du mal sous toutes ses formes, à travers l’Histoire, en interrogeant comment l’horreur réelle crée les mythes. En situant son intrigue dans le Berlin de 1977 (contre un Fribourg non daté dans l’original) bouleversé par les actes terroristes de la Bande à Baader en fin de course, le cinéaste souligne l’importance d’un passé qui perpétue son emprise comme une malédiction. C’est le décor morbide d’une Allemagne hantée par les crimes de l’Holocauste où la mort continue son œuvre. Une ville funèbre quasi mystique où l’école de danse aurait élu domicile pour asseoir sa domination, celle de la mère des soupirs. Or 1977 est aussi l’année de sortie du Suspiria d’Argento. Derrière ces danseuses sacrifiées à l’autel de la magie noire, se profile l’ombre d’une humanité contaminée et d’innocents exterminés. Réalité et imaginaire se tendent mutuellement un miroir, deux reflets de l’abîme : celui des forces démoniaques et celui des temps tourmentés. Et s’il s’agissait du même gouffre ? Tous les traumas transparaissent. Ceux des amours assassinées par l’Histoire, ceux d’un terrorisme passé, présent et à venir… ou ceux des femmes torturées, danseuses imaginaires ou victimes des camps. En donnant une dimension occulte à la terreur du présent, Luca Guadagnino teinte son film d’une épouvante métaphysique qui n’est plus celle – primitive – d’Argento, liée à la mort, l’agonie. Il fait se relier toutes les manifestations du mal tel un gigantesque réseau, faisant rimer le « mal » des histoires et « le Mal dans l’Histoire ». Art et réalité se nourrissent réciproquement et s’enracinent définitivement dans la douleur et la tristesse. La tragédie domine et terrasse, étreignant les corps et les esprits.

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Le film est parfois submergé, comme « trop plein ». Il veut tant en dire qu’il s’éparpille et qu’il lui arrive de nous perdre, comme débordé par des obsessions qu’il ne maîtrise plus. Dans le dernier acte, orgiaque,  cet ultime sabbat qui rappelle Goya et Bosch,  sa folle beauté rougeoyante est envahie par des moments de pur ridicule. L’apparition décevante d’une  Helena Markos (la sorcière ultime, si terrifiante dans le Suspiria de 1977)  aussi déconfite que Jabba le Hutt prouve qu’il faut laisser le baroque à Dario. Parfois sibyllin, parfois redondant, le film est aspiré par cette douleur inextinguible qui pousse le spectateur à porter un regard indulgent sur ses scories ; elles contribuent à la sensation de mal-être qui embrasse l’œuvre. Cette toile d’araignée narrative imite les formes du monde.

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Un héritier du décadentisme

Finalement Suspiria entre en continuité avec le mouvement décadent dont Huysmans, auteur d’A Rebours et Là-Bas, fut le maître en France. Félicien Champsaur parlait du roman décadent comme d’un roman « cassé en morceaux ». On trouve des avatars du décadentisme en Allemagne chez d’autres artistes, qui firent l’éloge de l’impureté et de la distorsion. Plutôt que de Fassbinder, qu’il aime pourtant citer, c’est peut-être de cette humeur germanique que se réclamerait Luca Guadagnino, avec cette vision d’une Europe malade et de ses âmes malades. A l’image de celle décrite par Hanns Heinz Ewers dans Vampyr, et de son héros, vampire moderne sans être suceur de sang. Nommant son Suspiria : Six actes et un épilogue dans Berlin divisé, Luca Guadagnino choisit un titre comme le faisait Ewers avec Vampyr : Roman tout en couleur et en lambeaux. Et c’est bien cette structure en « lambeaux » qu’épouse le film, celle d’un chaos universel qui nourrit le chaos de la forme.

Car ce Suspiria 2018, au-delà des allusions historiques (un peu trop) définies, est plus que tout lié à notre époque imprécise, brouillée, aux valeurs et aux contours incertains. L’enfer de cette école de danse en 1977, c’est le nôtre. Il oppose un mal réel, extérieur, à un mal ésotérique, à l’intérieur de l’école. Celui-ci se mêlant à l’art, au rituel, à la danse, est autrement plus hypnotique ! Partant, la résolution extrêmement ambiguë rappelle la bienveillance du Diable dans The Sect de Michele Soavi, (cité explicitement, et qui reprend un des éléments de The Church, un autre de ses films). Certes on pourra relever le contresens vis-à-vis de l’original, mais l’idée (romantique quoique ancrée dans le désenchantement contemporain) d’une dualité du diable est fascinante. L’idée d’un Mal en lutte contre cet autre mal qu’est le monde.

Argento enracinait la lutte contre le démon dans un manichéisme féerique. Les sorcières de Luca Guadagnino ont beau être néfastes, au-delà des victimes qu’elles sacrifient à la survie de leur espèce à travers celle de leur « reine noire », elles construisent une communauté soudée, à l’abri des hommes. La scission au sein de leur sororité  exprime deux formes de féminisme : l’un, réfléchi, l’autre, plus dictatorial, où la mère des soupirs revêt une forme aussi protectrice que vengeresse. La vision de Luca Guadagnino réintègre avant tout leur statut de femme (1), ramenant implicitement à des siècles de martyres et de bûchers allumés par des hommes. Elles s’emploient à apprendre à leurs élèves à vénérer leur corps et à prendre leur envol . Car il est bien question de libération dans Suspiria. Ici, les hommes n’ont pas leur place, ils n’existent pas. Le seul digne de vivre, Luca Guadagnino a la malice de le faire jouer par une femme. Leur temps est venu. Leur règne est arrivé.

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(1) C’est d’ailleurs un élément que le film de Guadagnino partage avec le magnifique film féministe de Robert Eggers, The Vvitch

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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