Sans doute reste-t-il dans l’air de Berlin quelque chose de l’atmosphère tendue et sombre qui y régnait au tournant des décennies 1970 et 1980 ; il semble, en tout cas, qu’elle se soit instillée au cœur de Shadow People, le cinquième album que The Limiñanas, duo français aujourd’hui reconnu comme un des groupes qui comptent non seulement sur le territoire hexagonal mais, ce qui est nettement plus rare, au-delà de ses frontières, est allé y enregistrer, loin de son Occitanie d’origine. Ce disque est, comme son titre l’indique, plein de fantômes, personnels (le texte, parlé plus que chanté, de « Le premier jour », et l’envoi aux effluves élégiaques, évoquant parfois vaguement la neuvième et ultime partie de « Shine On You Crazy Diamond », « De la part des copains » sont révélateurs) mais aussi musicaux, que chaque ambiance et chaque invité font surgir sur un large spectre, de Gainsbourg à The Cure, de Bashung à New Order (Peter Hook est d’ailleurs présent en chair et en basse sur « The Gift ») ou Can en passant par le Velvet Underground, pour ne citer que quelques-unes de celles qui bondissent le plus immédiatement à l’oreille. Architecturé par des rythmiques obsédantes, dont les boucles à la claustrophobie martelée de « Dimanche », avec un Bertrand Belin superbe de distanciation désabusée plus fiévreuse qu’en apparence, offrent un exemple saisissant, habillé de sonorités dures sur lesquelles s’enroulent parfois des volutes plus brumeuses ou plus limpides, un mélange explosif qui bondit au visage dès l’« Ouverture » au pilonnement presque industriel sur lequel vient se poser une ligne de guitare claire tandis qu’à l’arrière-plan tournoient des nappes de sitar et des sirènes, l’univers rétrospectif de Shadow People réussit le pari de se tenir à la lisière incertaine du rêve et du cauchemar (« Istanbul Is Sleepy », nimbe vocal onirique sur brasillements métalliques, ou les flottements à la fois irisés et rêches de « Shadow People », avec la participation pour le premier d’Anton Newcombe, grand alchimiste ayant produit l’album, et pour le second d’Emmanuelle Seigner), dans cet interstice à la fois abrité et inconfortable où se logent les souvenirs de ceux qui ont la conscience parfois endolorie d’avoir la chance d’être encore là pour les évoquer. Après la pure motorique d’un « Motorizzati Marie » filant à toute allure et le psychédélisme troublement éthéré de « Pink Flamingos », c’est bien, en effet, la mort qui s’invite dans « Les trois bancs », un des sommets de cette réalisation, chanson oppressante à force d’être lancinante bâtie autour du récit fragmenté, dont l’identité du narrateur ne cesse de se brouiller, à la fois intérieur et extérieur, comme à mi-chemin déjà entre ici-bas et au-delà, d’un accident d’automobile, dont la dernière phrase du texte est « et tout doucement, tu es parti » ; dans ce contexte, « De la part des copains », l’instrumental à l’évident caractère processionnel sur lequel se referme le disque, sonne réellement comme la phrase apposée sur le ruban d’une couronne funéraire, adieu à un proche qui emporte avec lui la légèreté de l’adolescence.

Chauffé à blanc et strié de nuit, Shadow People est à la fois brut et complexe, direct et allusif, flamboyant et opaque. Intensément nourri de souvenirs, il suscitera sans doute en retour ceux de qui a grandi durant les décennies 1980-90 par toutes les références qu’il convoque mais également par son grain sonore — il faut saluer sur ce point le remarquable travail de l’ingénieur du son Andrea Wright. Nostalgiques, The Limiñanas ? Ils s’en défendent. Toujours est-il que leur capacité à capturer les particules d’une époque abolie pour les transmuter en un brûlant et incisif aujourd’hui leur permet de signer un album tortueux mais particulièrement abouti qui a incontestablement la carrure d’un classique.

The Limiñanas, Shadow People
1 CD / 1 LP Because Music

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