Henry Purcell – MusicAeterna – "Dido & Aenas" (Alpha)

Un Didon et Enée de plus me direz-vous ? Non, une renaissance, tout simplement. De tous les opéras de Purcell, Didon et Enée est sans doute celui ayant le plus obtenu les faveurs d’une interprétation, de la vision très pure d’Harnoncourt à celle un peu trop ornementale, distanciée et finalement peu chargée d’émotion de William Christie. Chacun aura déjà arrêté son choix sur sa version de référence selon ses humeurs et son appréhension de la musique baroque, les uns doublant leur écoute d’une certaine prise de distance ironique due à la dimension décorative et officielle de cet Art, les autres (dont je fais partie) aimant s’y baigner sans modération et s’y émouvoir. Purcell atteint l’auditeur au delà des siècles, libérant un torrent d’émotions qui étreignent, dépassant très largement l’apparat mythologique de ses arguments. Didon est un rôle en or pour les cantatrices qui s’y sont jetées avec plus ou moins d’éclat, nourrissant les débats sans fin des critiques musicaux, de Véronique Gens à Ann Sofie von Otter en passant par Jessie Norman, le sublime étant atteint avec Tatiana Troyanos et Ann Murray pour leur pureté et l’incroyable conviction de leur interprétation… Ainsi était-on en droit de ne pas réagir à l’annonce de cette nouvelle version et de se replonger dans les enregistrements mythiques, comme s’il n’y avait plus rien à sortir de cette œuvre, comme si tout y avait déjà été exprimé, et si Didon et Enée avait déjà eu tous les égards nécessaires…. C’était sans compter sur l’ensemble MusicAeterna, venu tout droit de Sibérie et dirigé par Teodor Currentzis qui nous livre tout simplement la version la plus enthousiasmante depuis des lustres, telle qu’on ne l’a jamais entendue, qui libère le vent de la passion de manière furieuse, sans brider ses ardeurs. Elle suscite un émoi et un état d’enchantement donnant parfois la sensation d’écouter l’œuvre pour la première fois. Certes il sera désormais de plus en plus difficile de se convaincre qu’à l’origine Purcell avait écrit cette œuvre pour un pensionnat de jeunes filles tant il évoque de moins en moins la sagesse, faisant l’effet d’un ensorcellement qui dévaste tout sur son passage. Dansante, scandée, frénétique, enivrante, l’interprétation de MusicAeterna innove constamment et s’impose d’emblée comme une référence en la matière en plongeant au plus profond de l’œuvre pour en extraire son essence même et tirer une vision nouvelle et personnelle, une relecture, une réinterprétation. Tantôt rutilant, tantôt cristallin ce Didon et Enée alterne parfaitement l’intériorité et l’apparat chers à Purcell. La vraie gageure aujourd’hui tient à lui faire traverser le pont entre les époques en en dégageant l’émotion universelle. Il y a quelque chose d’essoufflant dans ces élancées rythmiques, comme si elles n’étaient destinées qu’à mener à une seul issue, la dernière. En effet, des moments de gaieté envoutants aux sorcières qui plongent dans les ténèbres jusqu’au froid de la mort qui nous saisit, MusicAeterna parvient à traduire une vérité atemporelle du sentiment en retournant à l’essence même du baroque et à ses hantises – et par extension, aux nôtres : on descelle dans les moments les plus gais la peur de l’anéantissement. Et que dire de Simone Kermes, sinon qu’elle insuffle à son personnage une candeur juvénile poignante, d’un naturel rare dans lequel on sent à chaque instant s’exprimer la femme amoureuse qui se consume peu à peu dans sa passion, rappelant parfois dans son intimité ce mélange de puissance renfermée et de fragilité brisée, la voix de Montserrat Figueras. Curieusement exempte de pathos, débarrassée de ses atours, elle est une Didon vraie et mise à nue, mettant plus que jamais en valeur tout l’aspect féministe de l’opéra de Purcell. Décidément après les chefs d’œuvres de l’Arpeggiata, de Café Zimmermann, ou du Poème Harmonique, Alpha demeure plus que jamais LE label de référence en matière de musique baroque. On ressort donc de ce Didon et Enée, ébloui, presque secoué, avec une immense envie de remercier l’ensemble pour avoir ravivé notre regard sur cette œuvre immense, nous avoir transportés hors du monde, hors du temps. L’émotion du « remember me » prononcé par Didon dans un dernier soupir résume elle seule la sensation que procure cette interprétation fiévreuse : le frisson, à tous les instants.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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