En 2018, c’est presque par hasard (ou, avouons-le, un concours de circonstances) que nous évoquions dans ces colonnes Soaring Blue, le deuxième roman de Chloé Saffy. Depuis, nous avons chroniqué avec un intérêt croissant ses ouvrages suivants, À fleur de Chair (2021) et La Règle de trois (2023), devenant peu à peu les témoins attentifs d’une œuvre en expansion, cohérente, stimulante et volontiers déstabilisante. Son nouvel opus, La Vocation, se démarque par une double évolution notable. Il fait l’objet d’un changement de registre (l’autofiction) et de catégorisation (il est délesté de l’étiquette réductrice de « roman érotique »). Édité chez Le Cherche Midi, le livre sort durant la dense rentrée littéraire. Aussi limpide que retors, il a assurément des atouts pour tirer son épingle du jeu.
Chloé est auteur de romans érotiques et passionnée par la culture BDSM. C’est la raison pour laquelle une jeune femme, Salomé, la contacte un jour sur Facebook. Elle souhaite, dit-elle, échanger sur ce qu’elle vit depuis sept ans. Le récit d’une femme devenue la propriété d’un couple de grands bourgeois, allant jusqu’à leur offrir la disposition de son corps, métamorphosable à merci. Histoire vraie ou divagations d’une affabulatrice ? Chloé mène l’enquête. Mais, progressivement, les confidences toujours plus crues et choquantes de Salomé lui font perdre pied…
Deux citations de figures aujourd’hui controversées (Roman Polanski, Gerard Brach, Bret Easton Ellis), précèdent et encadrent la lecture avant que Chloé Saffy ne débute son récit à la première personne, en convoquant un passé proche identifiable. La Vocation s’ouvre à l’été 2020, entre deux confinements, en pleine crise sanitaire. La situation simple et intelligible est synthétisée avec une rigueur chirurgicale mêlant précision et immédiateté. L’écrivaine parle d’abord d’elle dans une démarche visant à présenter sa position, ou plutôt expliquer et clarifier son positionnement à venir. De son quotidien (déménagement récent, pause professionnelle, nouvelle routine) aux origines de ses centres d’intérêt, elle cite également certaines de ses références décisives, cinématographiques (Lune de fiel, Basic Instinct, Showgirls) ou littéraires (Régine Deforges, Pauline Réage, Manara). Elle se raconte avant d’introduire celle qui s’est imposée à elle, Salomé : « Rien n’avertit quand on rencontre son héroïne. ».
Le « je » initial accueille bientôt un deuxième récit à la troisième personne et ainsi l’instauration d’un double point de vue. Dès lors, l’autrice s’interroge sur l’histoire de son protagoniste, tout en essayant de la relater et de se l’approprier sans le trahir ou la dénaturer. Le trouble naissant tient à la sidération croissante face aux révélations de Salomé/Sixtine, mais aussi à la remise en perspective (ou question) de celles-ci. Doute-t-on de la véracité de ce qui est raconté ou est-ce l’écrivaine qui nous fait douter ? La fiction vient s’immiscer dans le réel à la faveur de digressions (à l’instar du début de La Secrétaire). La fluidité elliptique de la correspondance entre Chloé et son héroïne est entrecoupée de parenthèses. Elles nourrissent et interrogent l’univers dépeint autant que la psychologie du sujet.
La Vocation mute discrètement en un objet partiellement hybride qui donne à lire simultanément un roman et les coulisses de son écriture. Un double cheminement s’observe : celui de l’écrivaine et celui de l’héroïne. La première nous immerge au cœur d’une partie de son processus créatif, dans lequel le récit supposément authentique de la seconde vient dicter la nature de l’ouvrage naissant. Il y a dans cette approche un art du teasing évident, un désir de maintenir alerte l’attention du lecteur mais aussi de lui laisser des respirations nécessaires. Cette volonté implicite de mise en bouche progressive remplit également une autre fonction. Elle prépare les esprits à des révélations de plus en plus perturbantes et insoutenables, tout en les contextualisant, les réfléchissant et – à défaut de les juger ou les approuver – cherchant à les comprendre.
Rien de gratuit dans cette odyssée éprouvante où chaque mot semble pesé et soupesé en quête d’une identité littéraire en mesure de supporter une histoire « extraordinaire » dont les spécificités ne sont jamais de simples détails. La rigueur méticuleuse avec laquelle Chloé Saffy expose la situation et s’en empare est empreinte de douceur et d’empathie à l’égard d’une femme progressivement privée de tout. Elle ne manque pas de partager son désarroi et son impuissance, elle se montre surtout transparente quant à son implication émotionnelle croissante. Ce mélange de proximité et de distance témoigne d’un grand altruisme au moment de retranscrire le récit d’une déshumanisation qui semble sans retour. C’est ainsi que se renversent et se multiplient progressivement les perspectives. L’écrivaine se bat pour ne pas devenir l’objet de son sujet. Sixtine, formidable moteur romanesque la pousse indirectement à une mise à nue qui étoffe l’œuvre en train de s’écrire, en plus d’offrir la possibilité d’un éclairage nouveau à ses ouvrages précédents. Chloé Saffy se révèle en notes et considérations personnelles, souvent accessibles toujours érudites et parfois empreintes d’une pointe d’humour (comme les saillies impitoyables à l’égard de Just Jaeckin). En ce sens, La Vocation est autant le récit d’une « émancipation » dans la soumission extrême que celui de l’affranchissement d’une autrice qui se détache des formes qui pourraient lui être imposées, jusqu’à s’interroger frontalement sur la moralité de son entreprise littéraire.
En fin de compte, la véracité du parcours de Sixtine et les zones d’ombre qui subsistent, importent moins que les questions soulevées. Dans son enquête passionnée et obsédée, Chloé Saffy alimente son roman de récits et d’anecdotes nous opposant des vies hors des normes. C’est aussi à l’aune de ces réalités que l’on ignore ou méconnaît qu’elle ouvre le champ des possibles de son lecteur pour l’initier à des expériences extrêmes mais réelles et manifestement consenties. Jusque dans les derniers mouvements, un suspense latent demeure, qui est cette Sixtine ? Va-t-elle passer du virtuel au réel ? Va-t-on assister à un retournement de situation ou à une révélation ? Nous tairons l’issue. La lecture se termine sur une sensation étrange, celle d’être complètement sonnés, fascinés et dérangés, après avoir été brutalement tirés de notre zone de confort. Toutefois, une question s’impose à l’issue de la dernière page. À qui s’adresse le titre ? Était-ce la vocation de Chloé d’écrire sur Sixtine et d’imprimer son récit sur des centaines de pages ? Ou bien était-ce la vocation de Sixtine de devenir l’héroïne d’un roman ? Probablement un peu des deux. La Vocation raconte l’histoire d’une femme objectivée jusqu’à l’animalisation, qui devient sujet par le regard d’une écrivaine. C’est au prix de ce trouble durable que s’apprécie un ouvrage doux et mal aimable.
- Edition
- Prix public TTC 20.00 €
- Date de publication
- Nombre de pages
272
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).