Chloé Saffy – « La Règle de trois »

Contraintes de remplacer leur colocataire en catastrophe, Ophélie et Livia contreviennent à leur règle de ne jamais avoir de garçon dans la coloc. Désinvolte et séduisant, Milo introduit dès lors la tentation dans leur appartement. Entre Livia, la bibliothécaire gothique, Ophélie, la serveuse obsédée par les années 80 et Milo, l’ingénieur du son monteur de podcasts, se noue une complicité impudique qui dépasse de loin la routine de la vie à plusieurs… Et si l’histoire s’aventurait bien au-delà du partage des tâches et du loyer ?

« It’s kind of like going on a vacation – you plan everything out but one day you make a wrong turn or take a detour, and you end up in some crazy place you can never find on the map, doing something you never thought you’d do. Maybe you feel a little lost while it’s happening. But, later, you realize it was the best part of the whole trip. » (1).

C’est sur cette citation tirée de Threesome (Deux garçons, une fille, trois possibilités en version française), un teen-movie teinté d’érotisme sorti en 1994, que s’ouvre le nouveau roman de Chloé Saffy (deux ans après À Fleur de chair). Le long-métrage d’Andrew Fleming, le futur réalisateur de The Craft (également évoqué), relatait l’histoire d’une amitié amoureuse impliquant un trio de jeunes étudiants. Un ménage à trois entre Eddy (Josh Charles), le jeune intellectuel, Stuart (Stephen Badmin) le séducteur et Alex (Lara Boyle Flynn, la Donna Summer de Twin Peaks) une jeune fille affectée par erreur dans leur colocation. Une intrigue amère ou celui qui aimait n’était pas aimé de la même personne et réciproquement… De son côté, La Règle de trois, présentera trois personnages nettement plus âgés, à des stades différents de leurs vies respectives et aux relations plus immédiatement fusionnelles. Si des réminiscences du film de Fleming existent bel et bien dans le récit et qu’elles n’ont assurément rien d’anodin, cet extrait en ouverture a une autre utilité. Il affirme avant toute autre chose, un thème mais aussi et surtout une dimension cinématographique qui imprégnera l’ouvrage. Un aspect qui va nourrir les mots d’images implicites et d’un imaginaire préexistant à l’histoire.

La Règle de trois prend d’abord le soin d’affirmer son identité sans détail superflu, ni perte de temps. Chloé Saffy mêle avec un talent non négligeable, fluidité et efficacité, en débutant par une succession de courts chapitres. Dans une optique de concision, elle pose les situations les unes après les autres, sans jamais donner la sensation de les survoler. Elle jongle entre des problématiques concrètes (la difficulté à avoir un logement décent dans une grande ville selon son niveau de vie,…), des anecdotes faussement superficielles (chercher sans trouver satisfaction un film sur deux géants de la SVOD,…) et des références culturelles précises (tantôt mainstream tantôt de niche, on en reparle plus bas). L’auteure réussit à nous faire rentrer très vite dans le vif du récit avec une économie de pages ainsi qu’une maximisation des idées pour un minimum de mots. Le roman s’avère à la fois parfaitement en phase avec son époque et ses codes, sait s’en accommoder tout en évitant de s’y complaire de manière « modeuse ». Il se dégage de ce décorum, facilement identifiable et immersif, une énergie réjouissante immédiatement accrocheuse. Cette mise en place enlevée n’exclut cependant pas un rapide rappel du genre dans lequel le livre s’inscrit, à savoir l’érotisme. Le premier passage à connotation sexuelle, s’il vient s’inscrire dans la pleine continuité de ce qui a précédé suffira à chambouler partiellement (ou plutôt emballer) la suite de l’intrigue. Guidé par la notion de plaisir au sens large, des personnages mais aussi des lecteurs (ou inversement), l’ouvrage prend le soin de contrarier ses propres codes de manière ludique. Le rapport inaugural entre Ophélie et Milo, temps fort assumé, sera suivi d’une franche rupture de ton avec un échange drôle entre les deux filles de la colocation. Une manière de feinter le désamorçage de la situation avant une deuxième partie de jambes en l’air… Chloé Saffy va alors opérer une montée en puissance effective, au moyen d’une forme légère, excluant pourtant la superficialité potentielle.

En dépit des apparences, La Règle de trois, privilégie une volonté de souffle romanesque à une narration plus platement épisodique. Il parvient à relater une temporalité longue, observant parfois les changements de saisons, au moyen d’ellipses nettes et franches. Il trouve ainsi son équilibre entre une réalité facilement palpable, une relative quotidienneté dans les situations (les passages au travail d’Ophélie par exemple) et un désir manifeste de s’en extraire, de créer des contrastes voire des vertiges. L’instantanéité devient un marqueur au même titre que les nombreuses références qui parsèment le récit, soit autant d’éléments constituant un ancrage immersif et défini, avant de régulières bascules vers des univers plus « interdits ». Le goût de la citation, qu’il s’agisse de films (Tim Burton, Fight Club, Rocky Horror Picture Show…), séries (Game of Throne), groupes musicaux (Deftones, Queen,…), nourri d’une part, l’envie tangible d’une œuvre pop et assumée en tant que telle. Il s’accorde, d’autre part, avec un goût du « sampling » avéré, de l’extrait de introductif tiré de Threesome aux paroles de nombreuses chansons intégrées au fil des pages : ils instaurent une ambiance, provoquent des échos immédiats, stimulent notre curiosité. À noter, que comme pour les précédents romans de Chloé Saffy (À fleur de chair et Soaring Blue), une playlist a été créée, permettant de prolonger l’expérience après la lecture ou peut-être même l’accompagner en simultané. Cependant, réduire ces clins d’œil à une seule dimension de repère ne serait pas tout à fait juste. Ils servent plus profondément un projet littéraire dont l’expression la plus évidente serait le long climax : un festival de musique suivi d’une escapade sexuelle à quatre (deux filles, deux garçons). Cela commence par le concert de Punish Yourself, quasiment dépeint comme une transe, s’il s’inspire assurément de la réalité, il est relaté dans une version fantasmée et exacerbée. La notion de jouissance va alors être signifiée au sens propre mais aussi, au préalable, figuré. Ce chapitre de plus d’une trentaine de pages, s’applique et s’exécute autour de la notion de, littéralement, faire durer le(s) plaisir(s), en plus de constituer un parfait contrepied stylistique aux premiers mouvements du livre. Attention tout de même, après l’ivresse, viendra la gueule de bois. S’il est beaucoup question de sexe, celui-ci est indissociable de sentiments de plus en plus forts et évidents, de moins en moins dissimulés. La résolution finalement positive, a beau constituer un happy end, elle s’avérera beaucoup plus malicieuse qu’elle pourrait en avoir l’air. Ce dénouement marque le triomphe inattendu et bienvenu d’une forme d’anticonformisme, par extension, le rejet d’une certaine normalité. En ce sens, il s’agit de l’affirmation d’un mode de vie se moquant des bonnes mœurs et des qu’en-dira-t-on. Conclusion habile, à la fois dans l’air du temps et pourtant à plusieurs égards, en rupture avec celle-ci. Factuellement moins segmentant qu’À fleur de chair, La règle de trois se pose comme l’ouvrage le plus accessible et abouti de son auteure.

(1) « C’est un peu comme partir en vacances : vous planifiez tout mais un jour vous faites un mauvais virage ou faites un détour, et vous vous retrouvez dans un endroit fou que vous ne pourrez jamais trouver sur la carte, en faisant quelque chose que vous n’auriez jamais pensé faire. faire. Peut-être que vous vous sentez un peu perdu pendant que cela se produit. Mais plus tard, tu réalises que c’était la meilleure partie de tout le voyage. »

Disponible chez La Musardine

Prix : 18 euros
288 pages

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A propos de Vincent Nicolet

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