Après Pauvres créatures (2023) et Kinds of Kindness (2024), le cinéaste grec Yorgos Lanthimos présente cette année une nouvelle œuvre déroutante, intronisant Emma Stone et Jesse Plemmons dans des rôles toujours plus loufoques. Réadaptation du long-métrage coréen Save the green planet ! (Jang Joon-hwan, 2003), Bugonia dresse le portrait de deux marginaux décidant d’enlever et séquestrer une jeune PDG, persuadés qu’elle est un alien souhaitant annihiler l’Humanité. Porosité entre fantasme et réalité dans une Amérique fragmentée, film à suspense et comédie noire, thriller paranoïaque délicieusement absurde, Bugonia est un alien à lui tout seul, imbriquant avec brio dérives complotistes, réflexions écologiques et politiques dans un univers déjanté dont le cinéaste grec a le secret et l’indéniable maîtrise.

Tandis que Teddy, un apiculteur et son cousin Don s’affairent dans une maison (Jesse Plemons au sommet d’une performance tout en finesse paranoïaque et Aidan Delbis, adolescent attardé suiveur en manque de repères), une PDG charismatique (Emma Stone) impose avec le sourire un rythme effréné à ses travailleurs, embrassant à merveille la doxa du libéralisme moderne, conquérante vendant ses assertions dans des conférences superficielles avant de rentrer seule et fière dans son immense villa. Lanthimos semble refléter une époque où se mêlent de véritables angoisses et révoltes face aux ultra-riches, aux inégalités galopantes et à la destruction du vivant, mais convoque aussi avec brio et sans illusion le pire de la paranoïa et du complotisme dans un monde où tout alimente en permanence la surenchère aux théories fumeuses et la défiance envers les élites. Dans le contexte d’un huis clos, les deux univers entrent rapidement en collision. Sans plus attendre, les révélations criblent ce kidnapping sadique au goût d’apocalypse sur fond d’éclipse lunaire.
Les jeux de lumières, les décors ensoleillés ou clos, de même que les costumes permettent une immersion totale dans l’univers et mettent habilement en abyme la lutte des classes, que ce soit dans les immenses bureaux modernes écrasants de vide, l’enceinte d’un hôpital où se meurt une femme délaissée par le système ou l’intérieur d’une maison chaleureusement bordélique isolée dans la campagne . Ces mondes en vase clos sont personnalisés par des jeux colorimétriques que l’on retrouve déjà dans les affiches et la communication du film, entre l’ocre orangé, le bordeaux ou le bleu royal symbolisant ces espaces propres – la campagne, la raideur bureaucratique, la chair. Le travail sur le son et les ambiances sonores est également d’une efficacité redoutable, notamment la musique de Jerskin Fendrix, d’une grande qualité qui vient parfaire les moments de suspense et les scènes au bord de l’épouvante.

Le ravissement se transforme en prise d’otage sans réelle portée ou limite rationnelle, et le spectateur prendra plaisir à voir se nouer les échanges et les tensions et à mieux cerner les individualités noyées dans des drames sur fond de crise économique et écologique et d’inégalités sociales locales. Toujours empreinte d’un certain pessimisme voire de misanthropie, l’œuvre de Lanthimos propose une réflexion grinçante sur les rapports de pouvoir, l’emprise et la soumission. Ses personnages usent de leurs vices pour se sortir de situations ubuesques dans des scènes où chacun essaie d’avoir l’ascendant sur l’autre, mais la rationalité finit par ne plus avoir de prise.
Le long métrage ne manque pas de moments franchement comiques pour dédramatiser ces situations où la tension et les doutes sont omniprésents. Les performances donnent à voir une palette variée d’émotions, les plans serrés et rapprochés sur les visages permettant ainsi de mieux cerner les expressions de chacun, entre la PDG en retenue et les deux freaks out qui s’auto-alimentent dans leurs travers et délires. Et l’enfermement dans la maison étouffante jusqu’au maigre espoir d’une reddition par l’intrusion d’une autorité extérieure d’être avorté pour amener le récit dans le parachèvement de son univers délirant et psychotique, la suite logique de la peur qui ceint tous les protagonistes : la limite entre complotisme et folie, plongeant la narration dans un nouveau registre et amenant le film vers un parti pris risqué. Cette société fragmentée fermée sur elle-même aboutira en effet à un fantasme en miroir : l’utopie d’un autre monde, un ailleurs où règne l’harmonie, qui dans une contemplation désolée de nos travers nous renvoie à notre propre (in)humanité.

Satire politique poussée jusqu’à l’absurde de la défiance envers les autorités mais aussi métaphore écologique teintée d’un pessimisme certain, Bugonia est peut-être l’un des films de Lanthimos où le cinéaste semble le plus affiner sa patte artistique auprès de son fidèle duo de comédiens. Si la Bugonia renvoie à un rite sacrificiel antique considérant que d’une charogne bovine naîtraient des abeilles, le réalisateur grec métaphorise la nécessité de tuer notre monde à l’agonie pour proposer de nouveaux imaginaires, dans l’espoir salvateur de voir émerger une humanité plus prospère – et pérenne.
Sortie en France le 26 novembre.
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