À l’image de la déroutante et excentrique partition de Jerskin Fendrix, Pauvres créatures cultive l’art du dérèglement  et de la discordance,  en parfait trompe-l’œil, suivant une ligne mélodique harmonieuse, séduisante mais désaccordée. Que ce soit dans son noir et blanc ou ses couleurs chatoyantes, Yorgos Lanthimos, cinéaste du dysfonctionnement et de la dissonance musicale, annonce le luxe pour mieux le déconstruire. Dans Mise à mort du cerf sacré, le spectacle de la famille américaine en accord parfait préludait à sa désagrégation, le tout étant soutenu par une bande son dissonante de Boulez, Janne Rättya, Johnnie Burn… Pauvres créatures va procéder rigoureusement de la même manière en incitant à la vigilance du spectateur, à ne pas être dupe de la toile du peintre quand le ver est d’emblée dans le fruit. Avec Lanthimos, la fausse note auditive dialogue toujours avec la fausse note visuelle. La craquelure s’étend dans le tableau. L’inquiétude s’installe. Annonçant une mélodie aussi gracieuse que la beauté d’Emma et la délicatesse du film à costumes, telle une horloge à la mécanique enrayée, la harpe se détraque instantanément et, attaquant notre ouïe, modifie la vue. Les chœurs angéliques déjà utilisés dans Mise à mort du cerf sacré ne font pas juste office de contrepoint, ils maintiennent Pauvres créatures dans sa nature de conte de fées, philosophique et amoral. Lanthimos dépasse ce qu’il avait débuté avec La Favorite, feignant une reconstitution historique soignée, avant de faire fi des convenances et de s’affranchir des règles. Pareillement, la séduction des costumes, des décors, de l’imaginaire déguisent une trivialité libératrice. Elégant et direct, fantasque et introspectif, détruisant les tabous avec panache, Pauvres créatures emmène le cinéma de Lanthimos vers le vertige, sa forme épousant l’émancipation de son héroïne. La réflexion autour de l’histoire de la condition féminine se fait le miroir d’une réflexion sur son propre cinéma.

Yorgos Lanthimos projetait d’adapter le roman de l’écrivain écossais Alasdair Gray depuis longtemps. Il l’avait déjà rencontré en 2009, et l’auteur lui avait fait visiter Glasgow et montré les lieux du roman. Décédé en 2019, Gray ne verra malheureusement jamais le résultat. Yorgos Lanthimos et son scénariste Tony McNamara gardent du matériau d’origine la trame et les thèmes en suivant les aventures de Bella, « née » entre les mains du docteur Godwyn Baxter, dans l’Angleterre victorienne. Une jeune femme enceinte, qui vient de se suicider, est ranimée par le docteur qui lui greffe le cerveau de son bébé à la place du sien. Il invite Max, un jeune étudiant en médecine, à étudier l’évolution de cet enfant dans le corps d’une femme, balbutiant des mots et déambulant dans la demeure de sa démarche incertaine et claudicante. Mais Bella, si candide qu’elle soit, va vite découvrir la soif de découverte de son « moi », une soif qu’il sera désormais difficile d’étancher.

Pauvres créatures s’ouvre comme une variation autour du mythe du savant fou, Alasdair Gray rendant hommage aux écrivains fantastiques du XIXe qui, entre fascination et peur des révolutions scientifiques, bousculaient l’éthique et la morale, livraient l’écriture à leurs fantasmes d’avenir en inventant ces démiurges. Gray s’inscrit dans la lignée des relectures de Frankenstein, à l’aune des métamorphoses socio-politiques qui suivirent et de sa propre époque. Le voleur de cadavres et les Jekyll et Hyde de Robert Louis Stevenson ne sont également pas très loin. Le romancier se frotte volontiers à la satire, en faisant se rencontrer cette âme pure et amoureuse du sexe avec les premières manifestations du féminisme qui précèdent l’apparition des suffragettes. En quelque sorte, en confrontant le mythe et les ébullitions des siècles futurs, il inscrit Mary Shelley en précurseure, tel un prélude. Il était encore trop tôt pour qu’elle et sa créature s’échappent pleinement. Bella leur offre un avenir.

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Pauvres créatures
pousse au-delà de l’exagération la pratique de ces actes contre la nature et la création divine, avec ce Godwyn expérimentant opérations, mutations et malformations,  le sacrilège prométhéen ultime étant ce cerveau de bébé venant remplacer celui de sa propre mère. Les conséquences philosophiques qu’induisent cette idée de prime abord saugrenue sont proprement étourdissantes. Troublante vision d’une nouvelle naissance : elle est la mère et l’enfant en un seul corps, un étrange accouchement, acte de vie et de mort entremêlées. Pauvres créatures annonce, dès ses premières séquences, un cinéma héritage du gothique, mais d’emblée son imaginaire sans limite devient celui d’une folie surréaliste, d’une fantaisie absurde et excentrique qui confine au délire. Dans cette osmose entre culture classique et modernité, ces chiens à tête de canard, cette calèche tête de cheval à vapeur et autres aberrations, rappellent tout autant Des monstres et des Prodiges d’Ambroise Paré que le Body Snatchers de Philip Kaufman, voire même les créations monstrueusement incongrues de Screaming Mad George pour Brian Yuzna.

Avec son fidèle monteur Yorgos Mavropsaridis, le réalisateur choisit une forme à la fois fluide et survoltée fidèle à la nature et aux aventures quasi picaresques de son héroïne, de ses folies à sa plénitude. Il délaisse partiellement les longs travellings kubrickiens de Mise à Mort du Cerf sacré en déviant régulièrement les avancées circulaires ou rectilignes par de brusques mouvements latéraux ; la caméra, soudainement attirée par un personnage, en modifie la trajectoire. Depuis La Favorite, le cinéaste travaille avec le chef-opérateur Robbie Ryan. Notamment connu pour son travail avec Andrea Arnold sur Les Hauts de Hurlevent ou American Honey, il compose une photo surprenante, chatoyante avec ses teintes pourpres ou bleutées fascinantes, son grain 35 mm, une texture héritant tantôt des teintes ensoleillées d’un Claude Gellée Dit Le Lorrain, tantôt les bleus plus crépusculaires et romantiques de Caspar David Friedrich. Quant à la partie noir et blanc, elle s’éloigne enfin de cette facture digitale qui envahit les films néo-rétros. Du grand angle floutant et altérant les bords de l’image aux cadres composés comme des œilletons, le parti pris de la courte focale  inspire cette sensation d’anamorphose permanente, de miroir déformant qu’impose la réalité.

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Pauvres créatures procède à une mise en pièces acerbe, méchante et drôlissime des convenances d’une société prude et hypocrite, à l’image de cette séquence dans un restaurant luxueux, où Bella ne respecte absolument pas les usages protocolaires : elle dit tout haut ce qu’elle pense à des invités fort distingués qui, choqués, esquissent un sourire gêné ; et recrache vulgairement les mets qu’elle déteste ou s’apprête à aller frapper un bébé qui pleure, avant qu’on lui intime de ne prononcer que trois expressions durant le repas, ce qu’elle fera de manière totalement inappropriée.

Virevoltants, précieux et légers, les dialogues se boivent comme du petit lait et participent au tourbillon général. Ce fusionnement ludique du mot brut et du discours érudit plongé dans la démesure baroque, l’exubérance esthétique renvoie au meilleur de Peter Greenaway, celui du Cuisinier, le voleur sa femme et son amant ou de Drowning By Numbers.  La direction artistique repose davantage sur la fantasmagorie que par la méticulosité de la reconstitution victorienne, par la ridiculisation de la bourgeoisie ignorant sa décadence que par une étude historique minutieuse. Digne héritier du Fellini d’Et Vogue Le Navire ou de Casanova, dans son approche de l’Histoire, à la représentation du réel, Lanthimos préfère le fantasme, la métaphore, la dystopie, un songe sans fin et sans frein.

Lanthimos raconte une aventure du désir et du corps, dans un monde où chaque règle est un carcan, un moyen de domination et de mise au silence. En cela, Bella, est sœur des héroïnes de Jane Campion, notamment celle de La Leçon de piano, Ada, dans sa quête charnelle et spirituelle, et son odyssée bien plus érotique que romantique. Le parcours sera à la fois lumineux, à la découverte de soi-même, de son corps, de son plaisir et de son émerveillement, et désabusé, lorsqu’elle se heurte à l’horreur, à une injustice du monde qu’elle ne concevait pas, et à des choses qu’elle ne comprend pas. Magnifique prise de conscience : elle perd toute crédulité, devient d’une clairvoyance absolue, tout en ayant jamais perdu une once de son innocence. Cet ange débarrassé de sa dimension religieuse, gardant son regard d’enfant et cette faculté à s’émerveiller devient pour les autres la source de leur propre émerveillement. Pour qu’une œuvre fonctionne, il est nécessaire qu’elle soit incarnée ; si Willem Dafoe et Mark Ruffalo sont toujours impeccables, Emma Stone, s’offrant corps et âme à Bella, désopilante, sensuelle et bouleversante, est au-delà des mots.

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Côtoyer la singularité de ce délicieux animal sans inhibition provoque chez tous les hommes la perspective et l’espérance de l’emprise. Et Lanthimos de dessiner un saisissant portrait de mâles dominants en toutes circonstances, ne concevant pas un seul instant de femme insoumise à leurs désirs et leur regard. Bien que l’aimant, Godwyn observe son expérience, sa chose, une marionnette qui l’écoute et qu’il commande ; Max, le soupirant qui lui est promis, est estomaqué lorsqu’il la voit partir, cette idée dépassant son imagination et son éducation ; Duncan, l’amant idéal d’abord joyeux de l’émancipation sexuelle de sa nouvelle conquête, s’insurge de la voir rompre tous les liens. Quant à l’atroce mari légitime, il revient fermement rétablir la claustration du mariage. Ce pitoyable spectacle synthétise à lui seul des siècles de condition féminine. Physiquement ou mentalement, l’homme s’est échiné à faire des femmes des recluses, jugées folles, hystériques, irresponsables, dès qu’elles exprimaient  le désir d’exister. Derrière sa drôlerie et son picaresque, c’est peut-être à Henry James qu’on pense le plus en voyant le dernier film inouï de Lanthimos. Bella, elle, doit tout tester, absolument tout. Elle ne jugera aucun des milieux avant de les éprouver. La prostitution constituera une nouvelle étape lumineuse de son parcours, qui lui fait rétorquer à l’homme l’accusant d’être pécheresse, « en se prostituant, nous sommes notre propre moyen de production …. »

Pour autant, Pauvres créatures n’est pas une ode à l’épicurisme car il dénonce la mécanique viriliste cachée derrière le mirage d’un appel à la pulsion. Le séducteur libertin Duncan Wedderburn incite Bella à fuir la prison que lui impose son créateur Godwyn, pour l’enfermer dans une autre, espérant imposer sans difficulté au corps de femme enfantine ses propres règles de plaisir et de domination. C’est sans compter l’horizon infini qu’il offre à l’héroïne en lui faisant parcourir le monde. De l’homme, elle ne prendra que la jouissance qu’il procure en refusant le reste, bien trop émerveillée par toutes ces portes ouvertes. L’odyssée de Bella est celle d’une femme ayant fait table rase de tout. Quelqu’un qui arriverait non seulement vierge de toute expérience mais aussi vierge du monde et de son évolution, de sa morale, de ses convenances. En quelque sorte, elle arriverait dans un paysage nu, où le monde n’existe pas, et surtout, avec ce cerveau d’enfant dans le corps d’une adulte, remettant intégralement en cause les concepts d’inné et d’acquis. On s’interroge justement souvent sur ce qui nous construit dès la naissance, sur notre marge de liberté dans une société qui dès notre arrivée au monde nous impose des règles. L’immense beauté du destin de Bella, c’est de faire sans. Elle « naît » dans l’innocence universelle, et va donc faire l’expérience de la nature du monde et observer son absurdité.

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Aussi athée que le livre, Pauvres créatures  identifie l’enseignement chrétien et le patriarcat à deux entités soudées, deux facettes d’un même visage, qui posent paradoxalement les bases d’une société laïque imposant les principes judéos-chrétiens à l’être venant au monde, à commencer par la culpabilisation et la défiance vis-à-vis de son propre corps. Lorsque Bella découvre l’orgasme en se masturbant avec ses doigts puis une pomme – fruit ô combien connoté – , c’est un plaisir naturel et simple, qui ne conçoit pas le péché. Et pourtant, tous les regards sont tournés vers elle, horrifiés par cet acte scandaleux. On ne peut pas parler d’hédonisme, car l’hédonisme implique la conscience, le choix, voire la théorisation. Par cette spontanéité même, la gourmandise des sens de Bella touche au sublime : je jouis ? Je vis.  Aussi, tout ce qui pourrait être obscène ou trivial dans ses mots, dans la manière de dire crûment – et de les décrire très précisément – le ressenti charnel, la sexualité retentit dans sa bouche comme un élan de vérité salvateur. Comme le monde devrait être, débarrassé de tout sentiment de culpabilité. Bella ne connaît pas « ce qui ne se dit pas ». Chaque pensée semble destinée à être prononcée. Dépossédée de tout filtre, elle agit en « première femme » qui naît dans un monde déjà construit, mais fait comme s’il n’existait pas. En en méconnaissant les règles, elle les réinvente. En opposition aux préceptes chrétiens qui rendent indissociables sexe, amour, âme, et procréation, Pauvres créatures montre que tout naît du corps et du sexe, et conduit vers le spirituel. Les origines du monde sont L’origine du monde.

Au commencement était la chatte. Mais écouter la voix de l’instinct et de la sensualité naturelle ne constitue qu’une première étape. Dans ces Fleurs pour Algernon inversé, naît progressivement le langage, du balbutiement aux discours philosophiques. Son cerveau se métamorphose, et c’est tout son intellect qui réagit, son initiation au libre arbitre, au sens critique et à la dérision signent son insoumission absolue, l’entrée dans un féminisme intime, qui, dissocié de tout militantisme, définit son mode de respiration, ses battements de cœur. De la créature de Frankenstein naît LA nouvelle femme. La première femme. Eve est morte, que vive Bella.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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