Sidney Lumet – « Le Prêteur sur gages » (1964)

 

Tous les polars parlent et s’écrivent sur les villes. Qu’ils se déroulent à la campagne (Canicule d’Y.Boisset), dans les bayous (Dans la Brume Electrique, de B.Tavernier) ou dans l’espace (Outland de P.Hyams), les polars ont en commun cette présence malsaine et oppressante de la ville, vrombissement qui sourde en filigrane avec ses ruelles sombres, ses impasses faiblement éclairées. Les polars ne parlent pas de la ville mais sur la ville, s’y tisse dans l’hétérogénéité de leur scénarii. La ville y est comme la charpente où va se développer l’histoire, prendre corps. Des Forbans de la Nuit (Dassin) à Mean Streets (Scorsese) en passant par la case prison (Les Criminels de Losey) ou les villas surannées (Sunset Boulevard de Wilder), la ville est toujours là avec ses interdits, sa morale bien à elle, omniprésente, omnipotente. Des fois, elle est poussée dans le huis-clos d’un immeuble désaffecté (Buffet Froid de B.Blier) ou en instance de fêlure (Piège de Cristal de J.McTiernan) quand ce n’est pas un commissariat à l’abandon (Assaut de Carpenter). La ville fait preuve d’une incroyable ubiquité, élastique, souple, pouvant aussi bien s’accommoder de l’enfermement que du plein air, de l’intérieur d’un taxi (Taxi Driver) ou d’une Chevrolet Impala (Drive) qu’à celui d’une ambulance (A Tombeau Ouvert), d’une zone hlm fantomatique (Time and Tide), un couloir sanguinolent de membres cassés (Old Boy). Et quand on essaye de l’oublier, elle revient à la charge, sur le pas de votre porte, sentencieuse : who’s that knocking at my door ?

C’est au cœur de cette ville que s’ébroue tristement Sol Nazerman (Rod Steiger) un prêteur sur gage, rescapé des camps nazis qui essaye de survivre après l’imprescriptible et l’horreur, enfermé dans sa boutique de Harlem. Prêteur sur gages, entendons Prêteur sur Espoir. Mais Sol n’en a plus, de l’espoir. Il ne peut même plus « prêter » à la limite. Il revient d’Auschwitz, il revient de Dachau, il revient de là où on ne peut plus revenir ou alors avec une chance pas possible dans un univers où plus rien n’est possible. Il essaye d’oublier, de survivre alors qu’il est, comme il le dit lui-même déjà mort. Un zombie hanté, somme toute, que des clients viennent visiter avec leurs objets de pacotille, leur petits tracas de tous les jours, leur tentative compassionnelle de lié amitié avec ce commerçant froid dont les gestes ne sont plus qu’une mécanique d’horloge. Il faudra attendre la réplique cinglante de Rodriguez (excellent Brock Peters) un mac omnipotent qui contrôle ce gros quartier de Harlem pour entendre la ville frapper à la porte : « tu te prends pour qui, Sol ? tu te crois au-dessus de tout ça ? tu penses pouvoir vivre en dehors de ce monde ? Mais tu es ici dans les entrailles de la ville…tu y es jusqu’au cou ».

Les entrailles de la ville, c’est de ça dont il est question dans ce magnifique film de Sidney Lumet, manifeste beat qui tient du Shadows de Cassavettes et du cinéma expressionniste allemand pour ce noir et blanc et cette lumière nuptiale. Les entrailles de la ville, elles sont déjà là dans les premières scènes du film où les ralentis ont quelque chose de malsain, elles sont encore là dans le montage surréaliste et les images subliminales que le réalisateur d’Un Après-Midi de Chien use à profusion jusqu’à la nausée. Et la BO de Quincy Jones qui signe ici sa première création pour le cinéma et dont le free jazz raye la pellicule de bout en bout,  n’est-elle pas aussi d’un urbanisme entêtant et viscéral ? Certes, Rod Steiger cabotine beaucoup mais les géniaux seconds rôles (on pense à Juano Hernandez ou encore à Raymond St-Jacques qu’on a vu dans beaucoup de séries 70’s) viennent rééquilibrer l’ensemble pour offrir un beau film qui a quelques fois des accents bunueliens dans son expérimentation des images et du sons, ses ellipses emmêlées. C’est encore Sol, contemplant la ville du balcon de Marilyn (Geraldine Fitzgerald) ou rampant sur le trottoir d’une ville qui ne veut pas de lui, qui n’a jamais voulu de lui et qu’elle recrache comme un mauvais morceau de pain. C’est froid comme une larme qui n’a déjà plus la volonté d’être triste…

 

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A propos de Emanuel Dadoun

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