Comment gérer l’après Palme d’or ? Julia Ducournau fait face à un immense défi, trouver la justesse entre ambition et intimité, prendre de la hauteur sans bafouer les racines qui ont fondé son cinéma depuis Grave, un cinéma de genre, de chair, un cinéma du corps et « de la marge » pour citer son discours lors de la remise du prix par Spike Lee en 2021. N’écoutez pas les oiseaux de mauvais augure et les retours scabreux qui ont suivi la projection de Alpha cette année au Festival de Cannes, car Julia Ducournau est bien de retour, et de manière magistrale, sans renier ce qu’elle est, ce qu’elle représente. Avec Alpha, elle nous confronte au plus grand traumatisme générationnel du monde post-moderne (les années 80 et la percée du SIDA laminant le milieu homosexuel et toxicomane) avec virulence et percée frontale, les corps se meurent, s’effritent, la maladie invisible se propage dans l’ignorance et la xénophobie, et dans l’obscurité, l’opératique d’un cinéma solennel, géant, amoureux de la disparition, de l’inéluctabilité de la mort programmée, une déclaration humaniste à l’accompagnement du malade, dans la douleur, dans l’horreur, aimer, épauler, ne plus chercher à comprendre, être là, ensemble, dans la plus grande des adversités. Alpha, c’est tout ça à la fois, un malade (Amin interprété par Tahar Rahim, l’oncle), une victime (Alpha par la jeune Melissa Boros, la fille), un soutien (la mère de Alpha, sans nom, interprétée par Golshifteh Farahani, la sœur et la mère), un trio au bord de l’extinction enfermé dans l’imaginaire torturé de Julia Ducournau, les corps s’emmurent dans la pierre, le sang se volatilise en poussière, la chair, celle qui a tant saigné dans Grave est ici asséchée, la théâtralité genrée de Titane est ici mise au ban du silence et de la précarité, du théâtre à l’opéra, de Titane à Alpha, la ligne de front est tenue : il y a évolution sans révolution, Ducournau ne s’est pas perdue, elle tient tête à ses démons, avec vigueur et brio.

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De cet exquis équilibre ambition/intime, deux séquences animent cet humble désir de montrer sans démontrer, l’on pense avec viscérale douleur et profond émoi à la course libératrice de Amin et Alpha sur ce terrain de football faisant directement suite à leur déchirante promiscuité dans cette étriquée petite chambre d’appartement qu’Alpha doit partager avec son oncle : leurs corps fusionnent en silence, le rachitisme de Amin s’accole à la juvénile peau de Alpha, il n’y a plus de peur, plus de jugement, mais une pure et simple connexion des corps, d’un trouble amour presque irréel, illisible, mais un amour du sang (par le lien familial), et de la maladie. Puis les corps de distancent, pour jouer, hurler, se libérer, comme des gamins faisant le mur, ne plus penser à demain, vivre, enfin vivre la fragilité du moment. Une autre scène très évocatrice de ce schéma de mise en scène (« faire grand avec petit »), celle du balcon, Alpha semble traverser à l’extérieur de sa chambre d’une crise dangereuse de paranoïa, les bruits terrifiants des bâches de travaux et les cliquetis de fin du monde des échafaudages l’étouffent, elle s’effondre. Et pourtant, lorsque le plan s’élargit, il n’y a ni agresseur ni agressé, il n’y a rien, Alpha est seule, le monde est toujours bien là, ancré, réel. Et Ducournau crée la sensation et l’agression avec un simple susurrement, une folle intensité avec du « rien ». Et face à cet intim fait face l’opératique, la cage thoracique écrasée, les poils hérissés, et cette sensation extatique du « momentum », comme ce finale majestueux où le son absorbe l’image dans une conclusion époustouflante, nous rappelant que Ducournau ne filme pas que des monstres, elle sait aussi rageusement filmer l’émoi et le grandiloquent dans sa plus pure définition.

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Ne nous détournons surtout pas du personnage de  Golshifteh Farahani, car par son incandescente bienveillance, elle équilibre la pesanteur de la mort par la vitalité de son combat, un combat universel qui arrive et arrivera à tous, celui d’accompagner le condamné, épauler le souffrant, être présent, qu’importe la douleur, qu’importe l’absence d’espoir, être là, insuffler l’humain là où il semble s’être volatilisé, se refuser de condamner, garder, en toute dignité, le sens universel de l’Amour inconditionnel auprès de ceux que l’on aime, de ceux qui ont oublié peut-être qu’ils sont aimés, porteur de vie même dans l’obscurité qui en semble dénuée. Farahani joue ici le parfait contre-poids du duo Amin/Alpha de par son inconditionnel amour porteur.

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A l’apogée de la crise du VIH, les corps cadavériques étaient invisibilisés, cachés aux yeux d’un monde qui refusait de les voir, des corps décharnés, vidés, la peau claire et translucide annonciateur d’une mort certaine. Ducournau, en rappel de ces terribles images, utilise donc la solidification de la chair, la rendant peu à peu invisible, tout autant translucide, et la poussière, celle qui s’échappe, qui se dilue, cette poussière de sang rendant le corps à son paroxysme de fragilité, un corps porcelaine prêt à se briser, et à disparaître sans laisser de traces, si ce n’est un fumet de poudre évaporé. C’était ça aussi les années SIDA , des corps qui ne sont plus, des deuils insoutenables ou impossibles, une évaporation physique insupportable. Avec cet esthétique, Ducournau a tout compris, et impose sa patte non pas par simple recherche d’un beau bizarre, mais bien en lui injectant du sens. Car dans Alpha, le sens est partout, dans la mort, dans la vie, dans la survie, dans l’infection, dans la destruction, tout a un sens, et son esthétisme n’est que vaine parade face à sa profonde densité. Alpha, c’est aussi le refus catégorique du rejet, c’est l’accompagnement du vivant face à sa finitude, un équilibre entre l’intime de corps fusionnant, et l’opératique de momentum extatique, un regard de front face à l’invisibilisation des corps meurtris, ces corps de poussières prêt à s’évaporer mais que Ducournau refuse d’oublier. Et que nous nous refusons d’oublier avec elle.

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