Réputé pour ses saisissants films dossiers, des œuvres régulièrement puissamment engagées et humanistes (Dans la Chaleur de La Nuit, Soldier’s Story) ou des drames bouleversants (le superbe et presque oublié Agnes de Dieu), pour un classique de la SF (Rollerball) et un modèle du thriller glamour (L’affaire Thomas Crown), Norman Jewison traîne encore la réputation d’un cinéaste très sérieux et très classique un peu mineur, sans grands éclats de mise en scène. C’est un peu ce qui le distinguerait d’un Sidney Lumet, tout aussi engagé mais plus virtuose. Norman Jewison se sera éteint sans avoir eu l’honneur de n’être considéré que comme un bon faiseur, un peu comme un André Cayatte à l’américaine. Pourtant, Rollerball et L’affaire Thomas Crown démontrent qu’il était bien plus qu’un discret artisan. On oublie plus encore combien il affectionne la comédie avec une délicatesse de la légèreté, voire même une sensualité romanesque – presque érotique – qui éclatait évidemment dans Thomas Crown, et qu’on retrouvera par exemple dans Eclair de Lune. Justice pour tous (1979) se situe justement entre un brulot politique majeur (F.I.S.T) et une sympathique et mineure comédie (Les meilleurs amis, 1982).  Grosse surprise, alors que Justice pour tous était le sujet rêvé pour un violent réquisitoire contre la justice américaine porté par une unité de ton dramatique, le scénario laisse une place importante à la comédie, jetant sur le constat social un étonnant voile de distance ironique, et prenant un malin plaisir à s’emparer de la réalité des injustices sociales et des mécaniques judiciaires pour les mener vers l’absurde.

© Powerhouse Indicator

Arthur Kirkland est un jeune avocat à la fois idéaliste et désenchanté, un insoumis offrant pourtant toute sa confiance envers ceux avec lesquels il travaille. S’il ne croit pas forcément en la justice américaine, il semble ne pas mettre en doute l’honnêteté de ceux qui la servent, quitte à appliquer le code avec un peu trop de véhémence sans se soucier de l’humain. Convoqué à une séance interrogatoire pour témoigner dans le cadre d’une enquête interne en cours visant à mettre en lumière certaines corruptions, il s’offusque violemment, s’y oppose sans ambages, vociférant, et ridiculisant les membres de cette cellule de crise mise en place contre ceux qui ont déjà bien du mal à accomplir leur sacerdoce. C’est pourtant cette même corruption qui lui explosera à la figure lorsqu’on lui demandera de défendre le juge qu’il déteste le plus, le plus « incorruptible ». Le juge Fleming est en effet si aveuglé par les procédures qu’il fait obstruction à la tentative d’Arthur de défendre un client innocent, pourrissant entre quatre murs car confondu avec son homonyme, qui, lui, jouit toujours de sa liberté. Brazil n’est pas loin.

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A travers les mésaventures de son jeune avocat coincé entre sa profonde désillusion du système et son désir de faire bouger les choses, ne serait-ce qu’en défendant les laissés-pour-compte, les rejetés et les pauvres, Justice pour tous s’attaque violemment aux institutions, à une justice intégralement dédiée aux privilégiés, mais préfère bien souvent les ridiculiser dans des situations proches du vaudeville plutôt que de les attaquer frontalement : le film en devient extrêmement curieux, à la fois fascinant et déséquilibré. Il intègre en effet des éléments de comédie, plaisants mais peu harmonieux tant ils créent des points de ruptures avec d’autres éléments de l’intrigue. Parfaite illustration de cette hésitation permanente, une fois la discussion houleuse avec la cellule anti-corruption terminée, Arthur invitera directement l’une des séduisantes accusatrices, introduisant une relation sentimentale qui entremêle violents désaccords sur leurs professions respectives et réconciliations sur l’oreiller.

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Entre réalisme et romanesque, le scénario de Levinson mêle stéréotypes manichéens – de la comédie et des films à procès – et surprenantes envolées de noirceur dans un style quasi documentaire.  De fait, la caractérisation des personnages demeure assez inégale, car si le personnage de Pacino est fascinant de complexité, tout comme celui de son collègue et ami glissant progressivement vers la folie, on ne peut en dire autant du juge inflexible, lisible dès ses premières séquences, dans tout son manichéisme mafieux. On ne divulguera donc pas grand-chose en affirmant sa culpabilité. Justice pour tous sort donc ici du constat politique pour entrer dans un système de démonstration assez pataud visant à désigner les privilégiés du Mal et les détenteurs du pouvoir.  Difficile d’ignorer la puissante plaidoirie finale, avec un Al Pacino au sommet de son art, passant de l’avocat à l’accusateur de tout un système, de tout un pays. Pourtant c’est ce même morceau de bravoure qui fait une nouvelle fois s’échapper Justice pour tous de la réalité pour entre dans le domaine de la fable morale, celle où la vérité sort victorieuse, celle où tout est possible… y compris la compétition aux Oscars. Lorsque l’avocat ne fait pas de concessions, c’est le film lui-même, s’adressant au plus grand public. Jewison ici se refuse donc au pessimisme total, et à l’image de la musique guillerette et jazzy de Dave Grusin, préfère créer des héros et des résolutions qui ont peu de chances d’exister ailleurs que dans la fiction.

En revanche, c’est lorsqu’il emprunte les chemins de la noire mélancolie qu’il propose ses séquences les plus géniales, renvoyant à William Friedkin et au nouvel Hollywood : Al Pacino s’acharnant sur la voiture d’un collègue qui s’est révélé incapable de remplacer au pied levé Arthur, échouant lamentablement à défendre son client qui se pend plutôt que d’aller en prison ; ou encore cette superbe scène de siège, lorsque le prisonnier innocent vient prendre en otage les gardiens et qu’Arthur vient à son chevet pour l’en empêcher.

Dans ces instants là, Justice pour tous oublie de divertir, délaisse l’imagerie du cinéma hollywoodien et se rappelle que la révolte commence en apprenant à regarder le monde droit dans les yeux.

Suppléments

  • Commentaire audio avec le réalisateur Norman Jewison (2001)
  • Commentaire audio avec les historiens du cinéma Alexandra Heller-Nicholas et Josh Nelson (2025)
  • Norman Jewison: The Testimony of the Director (2008, 12 min) : entretien d’archives
  • Barry Levinson: Cross-Examining the Screenwriter (2008, 7 min) : entretien d’archives
  • Entretien du Guardian avec Barry Levinson (2000, 66 min) : enregistrement audio d’archives du scénariste devenu réalisateur en conversation avec Adrian Wootton au National Film Theatre, Londres
  • Quatre scènes supprimées (11 min)
  • Bande-annonce originale
  • Commentaire de la bande-annonce par David Zeiger (2025) : courte analyse critique
  • Galerie d’images : matériel promotionnel et publicitaire Nouveaux sous-titres anglais améliorés pour les sourds et malentendants
  • Livret exclusif de 36 pages en édition limitée avec un nouvel essai de Sergio Angelini, des entretiens d’archives avec l’acteur Al Pacino, le co-scénariste Barry Levinson et le réalisateur Norman Jewison, ainsi que les crédits du film.

 

Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse. 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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