Habitué des faits de société qui revisitent les coins sombres de l’Amérique, Norman Jewison pourrait facilement être qualifié de cinéaste à thèse, ou à dossier s’il était démonstratif et lénifiant – à la Ron Howard. Fin observateur, jamais moralisateur, Jewison échappe à ces stéréotypes, tirant toujours de l’événément réel ou réaliste une matière à la fois sobre et subtile, qui dépasse le point de vue journalistique.

Lus brièvement, les synopsis n’ont rien de très engageant, propices au traitement édifiant à l’américaine du film à procès, à charge. Au contraire, le récit se révèle étonnamment brillant, entre efficacité et distance. Jewison se garde bien de donner des leçons, préférant, plutôt que d’influencer, transmettre fidèlement la transformation du regard au spectateur qui ouvre graduellement les yeux, découvrant la réalité parallèlement à ses héros témoins. Ainsi laisse-t-il une chance et une place à tous ses protagonistes, notamment dans une caractérisation qui évite l’incarnation symbolique. Lorsqu’il adapte la pièce Agnès de Dieu, à partir d’un sujet on ne peut plus délicat qui risque le grotesque (une psychiatre est chargée d’enquêter sur la mort d’un bébé dans un couvent, la jeune sœur accusée continuant d’affirmer sa virginité…) il offre une œuvre crédible pleine d’émotion emportée par le lyrisme de la musique de Georges Delerue. Bien qu’il soit sans doute plus discret, moins puissant dans sa mise en scène, Jewison serait parfois comparable à Sidney Lumet, qui lui aussi adapta plusieurs fois des pièces de théâtre, conservant l’espace du huis clos tout en lui conférant une dimension cinématographique loin de tout statisme et auscultant à merveille les failles du système. Son cinéma réaliste n’oublie jamais pour autant l’essence romanesque et fictionnelle, n’oublions pas que Jewison est également le réalisateur d’un immense classique du film d’anticipation : Rollerball. Il est également à l’origine d’un des duos les plus érotiques du cinéma : Steve Mc Queen et Faye Dunaway dans le splendide L’Affaire Thomas Crown.

Le sujet de A Soldier’s Story semble tout trouvé pour Norman Jewison, comme une occasion rêvée de se rattacher aux thèmes de son plus célèbre film Dans la Chaleur de la nuit. Le Sud profond. Un cadre à la xénophobie et tensions raciales implicites, un meurtre. Les similitudes sont frappantes, trop flagrantes probablement. Près d’une d’une base militaire, en Louisiane, en 1944, un sergent noir est abattu. La rumeur parle instantanément du Ku Klux Klan. Le capitaine Davenport (Howard E. Rollins, Jr.), un avocat militaire, est chargé par le département de l’armée à Washington d’enquêter sur place.

© Powerhouse

Au cœur de la base, un Noir avec un tel grade et une telle mission provoque la consternation et les militaires blancs ne conçoivent pas l’idée même de lui obéir. Comment les plus hautes instances ont pu envoyer un homme de couleur sur place, qui vienne mettre son nez dans leurs affaires et risque de mettre le feu aux poudres ?

– Où avez-vous obtenu votre diplôme en droit ?
– Howard University
– Vos parents sont riches ?
– Non, mon père était facteur

Davenport arbore physiquement sa fierté d’avoir conquis cette place, portant des lunettes noires et se refusant à les retirer. « Je les aime beaucoup. Elles sont comme celles de Mc Arthur ! » Davenport est fascinant dans ses non-dits – pas un mot de trop – et sa pugnacité. Davenport est une façade, impossible à décrypter et à déstabiliser : il éprouve un plaisir silencieux à prendre de haut ceux qui pensaient lui faire comprendre son infériorité et son illégitimité. Deux officiers blancs racistes lui sont vite tendus sur un plateau comme coupables désignés, mais il n’est pas dupe et malgré l’intimidation, va démêler lentement une toile beaucoup plus complexe et dérangeante.

© Powerhouse

Le souvenir de cette petite bourgade du Mississipi où un flic noir (Sidney Poitier) se trouvait contraint de faire équipe avec un flic blanc (Rod Steiger) pour élucider un crime est inévitable. C’est sans doute le plus beau trompe-l’œil de A Soldier’s Story que de déjouer les attentes en brûlant d’emblée ces indices trop simples. Loin du message de fraternité du très beau Dans La Chaleur de la nuit, l’écriture du dramaturge afro-américain Charles Fuller va en effet taper fort et ailleurs, disséminant – ou s’en libérant – consciemment les ingrédients habituels pour mieux les faire imploser. Fuller connaît l’armée, qu’il a rejointe en 1959, servant en Corée du Sud et au Japon, ce qui explique l’importance de l’univers militaire dans ses œuvres et plus particulièrement la thématique du soldat noir évoluant dans ce condensé d’autorité dominé par des Blancs. Le film adapte sa pièce en en reprenant une bonne partie de sa distribution originale de la Negro Ensemble Company. Si A Soldier’s play obtint un gros succès (et le prix Pulitzer) en 1982, elle ne sera jamais jouée à Broadway, Fuller refusant de couper la dernière réplique « Vous devrez vous habituer à ce que les Noirs soient aux commandes ». Fuller est parfaitement conscient des tensions raciales, et a toujours donné comme raison de ses débuts dans l’écriture l’absence d’écrivains afro-américains dans le programme de son lycée, mais dans A Soldier’s Story, il en étudie plus spécifiquement les effets de bord et la manière dont la suprématie blanche a créé des tensions raciales à l’intérieur même de la communauté noire. C’est là que l’œuvre provoque un réel inconfort. Il aurait été inconcevable qu’un auteur blanc écrive A Soldier’s Story.

© Powerhouse

Passé cette mise en place presque cliché avec ses enjeux attendus, l’avatar du film-enquête se délite autour de la surprenante nature de la victime. Toutes les certitudes du spectateur disparaissent à mesure que l’enquête avance, le film épousant le point de vue du héros.

La dramaturgie classique et quelque peu artificielle du va-et-vient présent / flash backs des témoignages des interrogés, se révèle in fine très efficace, rassemblant une à une les pièces d’un puzzle de plus en plus déroutant échappant au traitement convenu des conflits raciaux.

Le sergent Waters assassiné (Adolph Caesar) n’est pas le brave homme attendu mais un type dur et tourmenté ayant épousé comme règle de vie celle d’être intraitable et de ne trahir aucune faille pour survivre en milieu blanc, garder la tête haute, ne jamais être un esclave. Aussi cherche-t-il à mater – voire anéantir – tous ces « oncles Tom » trop gentils, affables, qu’ils soient musiciens populaires de talent ou champions de baseball, qu’il considère comme au service des Blancs. Comble de l’absurdité, cette haine du Noir faible constitue une nouvelle forme de xénophobie extrêmement dangereuse. Les autres soldats noirs voient quant à eux dans son attitude celle d’un militaire intégralement soumis au mécanisme blanc. La domination suprémaciste a généré une ségrégation à l’intérieur même de la communauté noire, amplifiée par des protocoles disciplinaires humiliants et discriminants. Belle mise en miroir, dans A Soldier’s Story bases du racisme et fonctionnement militaire obéissent aux mêmes principes. Par le grade qu’il occupe, le sergent Waters a pris en quelque sorte sa revanche contre l’humiliation subie par sa race – et in fine contre sa race elle-même – humiliant ses recrues, reconstituant le principe maître /esclave de l’institution et des ségrégations. A Soldier’s Story décrypte un engrenage, constat terrifiant des effets du racisme lorsque la haine de soi conduit à la haine de l’autre. Il dresse le spectacle d’idéalisme et de fanatisme déplacés, détournés, passionnant dans cette étude d’une suprématie blanche qui a contaminé les êtres, qui devraient être solidaires et pourtant s’entredéchirent et se méprisent. Où se trouve alors la vraie rébellion ? Comment survivre à ces inégalités ? Les jeunes recrues y répondent chacune à leur manière, dans leur diversité, avec en tête Peterson (Denzel Washington), figure de rage non canalisée, une jeune bête sauvage insoumise et vengeresse.

© Powerhouse

Soldier’s Story brille par sa mise en scène sobre et épurée, sa concision servant une évolution narrative implacable sans émotion superflue, directe au point d’en paraître parfois presque sèche. La superbe partition anachronique d’Herbie Hancock appuie cette forme de distance, en un beau contrepoint. Tel un fil rouge de son œuvre, Norman Jewison n’abandonnera jamais tout à fait le sujet, Denzel Washington le retrouvant quinze ans plus tard pour Hurricane, biopic du célèbre boxer Rubin Carter, condamné à la prison à perpétuité pour un crime qu’il n’avait pas commis. Avec A Soldier’s Story, Norman Jewison racontait l’Amérique et sa culpabilité sous un angle inédit et audacieux.

     

La copie proposée par Powerhouse est très belle, restituant parfaitement le grain de la photo de Russell Boyd et ses teintes désaturées. Deux beaux suppléments viennent compléter la vision de A Soldier’s Story. Interview with Norman Jewison (2010, 69 mins) propose un passionnant entretien de Norman Jewison par l’historien David Poland, en trois parties, dans lequel le cinéaste revient sur son parcours qui recouvre quatre décennies.  March to Freedom (1999, 15 mins) est un documentaire raconté par Paul Winfield, évoquant l’expérience des soldats afro-américains durant  la deuxième guerre mondiale. Les traditionnelles bande annonce, galerie photos promotionnelles viennent compléter les bonus. Enfin, le livret de 36 pages comprend un texte de Molefi Kete Asante, des extraits de l’autobiographie de Norman Jewison’s concernant le tournage  A Soldier’s Story, un interview d’archive avec le chef opérateur Russell Boyd, ainsi qu’une sélection de textes de réceptions critiques de l’époque. Cette très belle édition est l’occasion de se replonger dans l’oeuvre de Norman Jewison, un cinéaste dont la discrétion aurait tendance parfois à faire oublier l’intelligence de sa mise en scène, au service d’un regard extrêmement délicat sur les dysfonctionnements de son pays.

Blu-ray édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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