Ce n’est pas un rêve dans un rêve qui anime la structure de La Femme à abattre (The Enforcer), mais une succession de flash-back dans un flash-back, pour recomposer une intrigue complexe qui déploie une atmosphère onirique et cauchemardesque, dans la grande tradition des films noirs nébuleux pour qui l’intrigue compte moins que le climat qui s’en dégage. Évidemment, le modèle reste Le Grand Sommeil d’Howard Hawks. Mais nous sommes loin du scénario abscons de William Faulkner. Le travail de Martin Rackin, qui sortait d’un autre film noir, Secrets de femme de Robert Wise, séduit au contraire par la fluidité de la narration et la rigueur diégétique, en dépit de ses nombreuses imbrications temporelles : le film ne perd jamais le spectateur, à peine dérouté par le rythme effréné. Le scénariste Martin Rackin s’est inspiré de faits réels, en l’occurrence des contrats d’assassinats liés à une organisation mafieuse qui ne dit jamais son nom. Ces meurtres à la carte, où chacun peut faire appel à un service pour éliminer un individu, font froid dans le dos : c’est la métaphore littérale d’un libéralisme poussé à son paroxysme, avec en sous-texte une critique du maccarthysme et de ses sinistres listes noires. La dimension politique, bien présente, n’est cependant qu’un prétexte — ou plutôt une toile de fond — à un remarquable thriller pensé comme une série produite par la Warner avec peu de moyens, véhicule commercial pour Humphrey Bogart.

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D’ailleurs, La Femme à abattre est officiellement réalisé par Bretaigne Windust, artisan sans envergure, s’étant jusque-là distingué par d’honnêtes comédies et romances. Il fut remplacé par Raoul Walsh. Pour quelle raison ? La production a avancé que Windust était subitement tombé malade. Officieusement, il paraîtrait que son incompétence a incité le studio à faire appel à l’un des meilleurs metteurs en scène de la maison pour terminer le film en temps et en heure. Raoul Walsh s’était distingué deux ans plus tôt par un pur chef-d’œuvre du genre, l’inégalé L’Enfer est à lui. Il est difficile aujourd’hui d’attribuer l’entière paternité du film à Raoul Walsh — ce serait de la pure spéculation — mais au vu du résultat, il semblerait qu’il soit à l’origine de la grande réussite du film, à l’image de son extraordinaire prologue, quasiment un court métrage à lui tout seul, qui immerge le spectateur dans un univers inquiétant. Un témoin essentiel, Joseph Rico, doit comparaître au tribunal. Escorté par le procureur Martin Ferguson, il est terrassé par la peur, persuadé qu’il ne s’en sortira pas vivant. À juste titre ! Des tueurs l’attendent. Dans la panique, il décède d’un accident. Ferguson, dépité, n’a plus que quelques heures pour sauver son dossier et faire tomber l’organisation criminelle responsable des meurtres à la carte. Il reprend l’affaire depuis le début, convaincu qu’un détail lui a échappé.

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L’ouverture, sublimée par la photographie noir et blanc tout en contrastes de Robert Burks — chef-opérateur génial de Sueurs froides et Fenêtre sur cour — se distingue par sa modernité d’exécution et d’écriture. En effet, débuter un film par une sorte de mini-film autonome n’était pas monnaie courante au début des années 1950, mais un procédé avant-gardiste qui, quelques décennies plus tard, deviendra la norme. Vu aujourd’hui, cet aspect ne saute pas immédiatement aux yeux, mais recontextualisé dans son époque, le film sidère par sa construction narrative et l’efficacité d’un montage qui fait le pari de croire à l’intelligence du spectateur. Les auteurs partent du principe que la suggestion et le hors-champ sont des éléments essentiels à la réussite d’une œuvre. De même qu’il est inutile de répéter trois fois la même information. Le film s’autorise des ellipses audacieuses qui évitent les baisses de régime ou les scènes obligées inutiles. Un exemple révélateur détonne par son insolence dans le cadre d’un produit de divertissement : un des gangsters est engagé pour séduire un témoin avant son élimination. Les auteurs osent une transition de trois mois ; nous ne verrons en aucun cas l’amorce de la (fausse) romance, évacuée en une phrase lapidaire et concise, servant parfaitement la mécanique de l’intrigue.
![LA FEMME À ABATTRE de Bretaigne Windust [Critique Blu-Ray] - Freakin' Geek](https://zupimages.net/up/25/39/98ip.png)
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Tout est resserré pour ne nous laisser aucun répit, pour éviter de nous distraire par des arcs narratifs annexes. La mise en scène, entièrement au service du scénario, parvient à capter la dimension tentaculaire qui s’abat sur des personnages à la fois victimes et bourreaux, silhouettes manipulées par une figure maléfique tout ce qu’il y a de plus banal lorsqu’elle apparaît dans le champ. Au point de se demander si cet antagoniste tant redouté n’est pas lui-même au service de puissances obscures. La thématique langienne de la présence invisible du mal, qui contamine un environnement de plus en plus irrespirable, irrigue cet épatant film noir, sombre et tenu de la première à la dernière image. L’épilogue, grandiose, se clôt sur un suspense en plein jour, laissant penser que Raoul Walsh était peut-être le maître à bord — au moins à ce moment-là. Dans la veine de ses rôles habituels, Humphrey Bogart, légèrement fatigué, presque las, est impérial. La fameuse femme à abattre donne la clé de ce thriller qui met exergue un personnage féminin essentiel, et pourtant furtivement présent à l’écran. Du grand art.

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Le digipack combo Blu-Ray/DVD édité par Rimini propose deux bonus de qualité : l’intervention pertinente de Florian Tréguer, enseignant spécialiste du cinéma américain, et surtout une rarissime interview de Raoul Walsh datant de 1966.
(USA, 1951) de Bretaigne Windust et Raoul Walsh, avec Humphrey Bogart, Zero Mostel, Ted De Corsia, Everett Sloane.
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