Mike Nichols – « Carnal Knowledge » (« Ce plaisir qu’on dit charnel ») (1971)

Les débuts tonitruants de Mike Nichols avec Qui peur de Virginia Woolf ? et Le Lauréat ont eu quelque peu tendance à éclipser le reste de sa filmographie pourtant émaillée de grandes réussites telles que Catch-22 ou Le Jour du dauphin. Carnal Knowledge (Ce plaisir qu’on dit charnel dans la langue de Molière) fait partie de ceux-là. Un drame sentimental, initialement pensé par son scénariste, le dramaturge Jules Feiffer comme une pièce de théâtre que le réalisateur devait mettre en scène. Finalement développé pour le cinéma, le film narre l’amitié entre Sandy et Jonathan depuis leurs études à l’université dans les années 1950. Pendant une vingtaine d’années, ils vont suivre une quête amoureuse, mais aussi partager leur vision des femmes. Alors que le cinéaste est peu à peu reconsidéré à sa juste valeur, le long-métrage connaitra une postérité méritée, servant d’influence revendiquée par Steven Soderbergh pour son Sexe, mensonges et vidéo. Indicator / Powerhouse a l’excellente idée d’en proposer deux éditions (UHD 4K et Blu-Ray) remplies de suppléments. Retour sur un film discrètement essentiel des années 70. 

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Formidable étude des mœurs de son époque, Carnal Knowledge puise sa force dans son traitement elliptique, couvrant une part importante de la vie de ses héros, autant que de l’histoire américaine. Le scénario, reposant sur de longs blocs d’échanges verbaux, couvre ainsi des décennies entières mêlées entre elles en un tout fluide. Un même dialogue peut ainsi se poursuivre à différents endroits, simplement entrecoupés de cuts dans l’image. Dès son introduction, les bases sont posées. Sandy et Jonathan (fait notable, tous les personnages ne sont appelés que par leurs prénoms, brouillant parfois leur genre) deux jeunes hommes à peine sortis de l’adolescence, parlent sans filtre d’amour et de sexualité. Ils fanfaronnent, se vannent, comparent leurs petites amies, exposent leur vision puérile du couple. Ils reprochent à certaines de leurs conquêtes (sans que l’on ne sache jamais si ces dernières sont bien réelles) d’être trop libérées, ou au contraire, trop timorées. Eux, en revanche, ne se remettent jamais en question. En cela, le film se montre incroyablement moderne, dépeignant une masculinité fière et sûre d’elle, considérant les femmes uniquement comme un moyen d’atteindre leur but : leur dépucelage. Le sexe, pourtant au centre de tout et abordé sans filtre (première apparition d’un préservatif à l’écran), n’est pourtant presque jamais représenté. La seule véritable scène d’amour est ainsi traitée par un prisme voyeuriste, où la caméra parcourt les pièces d’un appartement avant d’atteindre la chambre à coucher et d’observer un couple en plein ébat. 

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Pour séduire et parvenir à ses fins, chacun porte un masque, jouant ainsi une comédie humaine dont tous accepte les règles tacites. Les rapports amoureux, ou même simplement sociaux, sont une farce, tour à tour comique ou tragique, préfigurant dans son esprit le tardif Closer du même Mike Nichols. Dans cette représentation constante, les deux partis sont guidés par un geste de réalisation opposé. Face aux hommes et leurs conversations littéralement et symboliquement statiques, les femmes se posent telles le moteur de la mise en scène. Ainsi, Susan (campée par Candice Bergen, apparue l’année précédente dans Soldat bleu), guide la caméra, comme aimantée à elle, dans un élégant plan séquence introductif qui lui fera rencontrer ses deux prétendants. Bobbie, interprétée quant à elle par une excellente Ann-Margret (alors que le scénariste avait en tête Raquel Welch, Jane Fonda ou Natalie Wood), entraîne un mouvement dans la vie inerte de Sandy. Lors de leur premier rendez-vous, la table ne cesse de tourner avant que tous deux ne se retrouvent en voiture lancée à vive allure. Moins versée dans le dialogue et beaucoup plus sensuelle, elle est une force d’énergie brute à l’origine des deux climax du film. Les hommes, centre névralgique du récit, ont ainsi droit à un traitement cinématographique tout autre. 

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Une bande d’enfants puérils, superficiels, bornés, lâches, égoïstes, il est peu de dire que Carnal Knowledge ne présente pas la gent masculine sous son jour le plus reluisant. Pourtant, le duo principal offre deux facettes différentes. D’un côté Sandy, (Art Garfunkel qui retrouve Nichols après Catch-22 et la bande originale culte du Lauréat), timide réservé, sensible mais tout aussi méprisant et goujat que Jonathan. Ce dernier, interprété par un Jack Nicholson hallucinant, s’impose comme un homme à femmes qui ne pense qu’à flatter son ego. Très influençable, complexé, le premier nourrit une fascination pour son ami avec qui il débriefe chacune de ses rencontres. Le cinéaste adjoint insidieusement à chacun de leurs échanges une charge homoérotique, jusqu’à une proposition d’échangisme qui s’apparente à une pure scène de drague. Leur petit jeu aboutti à une sorte de ménage à trois, où tous deux couchent ensemble par procuration. Passé cet instant d’intimité non désiré, la transition vers leur vie d’adulte change brutalement leurs rapports. Soulignons au passage, la force du montage signé Sam O’Steen (collaborateur récurrent du réalisateur, mais également à l’œuvre sur Chinatown, Rosemary’s Baby ou Amityville II). Dès lors, Sandy évolue tant bien que mal, se remet en question, quand Jonathan stagne, empêtré dans ses certitudes. Leurs conversations vivantes où ils habitent des cadres, certes fixes, se changent alors en monologues face caméra où ils n’apparaissent plus jamais réunis. Pinacle de ces tensions, la projection gênante dans un intérieur bourgeois froid et désincarné, d’un film amateur dans lequel le maintenant trentenaire Jonathan énumère ses conquêtes dans des termes peu élogieux, sous le regard effaré de son (ancien) meilleur ami et sa compagne. Le personnage de Louise campé par Rita Moreno, qui intervient en toute fin de métrage, résume parfaitement le problème du dragueur invétéré, pour lui tout ne tourne pas autour de sa personne mais plus précisément autour « de sa bite ». 

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Si l’introspection semble fastidieuse aux protagonistes, tout dialogue dépassant le cadre d’un couple ou d’un duo, leur est quasiment impossible. Même une rupture est résumée à un appel téléphonique où deux vagues silhouettes parlent sans s’écouter. Mike Nichols se plaît ainsi à ne jamais réunir plus de deux personnages à l’écran. Aidé par la très belle photo de Giuseppe Rotunno (Le Guépard, Amarcord, Le Syndrome de Stendhal, Que le spectacle commence…), il construit des vignettes autour d’une sempiternelle dualité. Lorsqu’un troisième ou quatrième personnage entre en compte, il est constamment relégué hors-champ ou demeure quasiment indiscernable (la rencontre entre Sandy et Susan où Jonathan demeure flou). Une partie de tennis entre les deux hommes reste invisible alors que leurs compagnes discutent au bord du terrain, un dîner où Jonathan est à l’image, muet, cerné par les conversations seulement audibles de ses deux amis. Même les mots sont parfois comme dénués de sens ou de substance, banale logorrhée faite de poncifs. S’il ne sombre jamais dans un cynisme confortable, Carnal Knowledge brosse un portrait sans concession des rapports humains (amoureux, amicaux, sociaux…) et s’impose comme une œuvre majeure de son auteur.

Suppléments :

Pour cette édition limitée à 8000 exemplaires (5000 Blu-Ray et 3000 UHD 4K), Indicator / Powerhouse propose une somme considérable de suppléments, pour la plupart consacrés au dramaturge et scénariste Jules Feiffer. Deux archives audios de l’auteur datées de 1990 (Jules Feiffer on Middle Crisis et Jules Feiffer on Relationships) ainsi qu’un court-métrage animé intitulé Munro, adapté de l’une de ses histoires et lauréat d’un Oscar en 1960. Une conversation entre Jason Reitman et Mike Nichols, un entretien avec l’humoriste et réalisateur Richard Ayoade (Cruel Masters) ainsi qu’un essai de 80 pages signé Brad Stevens complètent, entre autres, le tableau.

Disponible en Blu-Ray et UHD 4K chez Powerhouse. 

 

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A propos de Jean-François DICKELI

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