Sebastien Clerget – "L’Amérique évanouie" (Rouge Profond)

D’entrée de jeu, soyons monomaniaques, parlons bien, parlons Stephen King…de passage à Paris en novembre 2013, le temps d’une Masterclass, le Roi s’est alors laissé aller au jeu des questions/réponses, et a su profiter d’un espace médiatique plus que confortable, acclamé par moult émissions radiophoniques, télévisuelles, papiers enthousiastes et autres friandises…malgré les exceptions (un Jean-Baptiste Thoret proposant quelques remarques plus atypiques), quand Stephen King est reçu, il se doit de se faire « l’avocat du Diable »… au sens littéral ! Pour quelques timides focus sur la Littérature au sens large (sa Littérature !), il faut compter, comme toujours depuis plus de trente ans, une multitude de « Mais pourquoi donc êtes vous si déviant ? », « Stephen King, avez-vous peur parfois ? », « Le Mal existe-t-il, à votre avis ? » et autres maladresses plus ou moins grossières (« Votre littérature, ce n’est pas seulement de la littérature de genre… » (!) ). Au-delà de ça, comme toujours depuis autant d’années, revient la même notion, presque dénuée de toute sa signification : Stephen King est un écrivain unique puisqu’il mêle l’horrifique à la vie de tous les jours, l’extrême fantastico-sanglant à la captation du monsieur tout le monde…

Ce qui nous amène à une précieuse précision : ce concept n’est il donc puissant que par la proximité qu’il installe entre le lecteur et un personnage de papier, qui pourrait quasiment être son voisin ? Et bien non ! Et c’est ce que prouve le joli livre de Sebastien Clerget : s’il présente des gars parfois banals, ou un cadre de vie réaliste où se plongera le tragique tel un coup de poignard au flanc, King fait plus que cela, bien plus…il installe son lectorat dans des lieux existants. Qu’on visualise immédiatement. « Comme si vous y étiez », peut-on naïvement affirmer.

Des lieux réels. Des lieux que l’on pourrait visiter, photographier, explorer, pour mieux s’imprégner de du parfum si spécifique des terres kingiennes. Ce Maine qu’il se plaît tant à peindre, ces décors si vivants (et pour cause, ils existent !), ces paysages allant de l’idyllique inquiétant (The Body) à la tranquillité champêtre d’un nulle part (Salem), du neigeux mystique (Shining, Dreamcatcher) à la bourgade poisseuse (le Derry de Ca) en passant par le petit coin reculé et pourtant bien dangereux (Simetierre) et le nowhere quasi lovecraftien (Les Enfants du Mais)… ce sont autant de photographies qui hantent le doux rêveur qui aime s’y promener, au fil des pages. A la façon de ces songes délicieux, L’Amérique évanouie se base sur un fantasme : le souhait d’un lecteur/spectateur qui, l’appareil photo en main, décide, tel le petit Danny de Last Action Hero, d’aller au-delà de la toile, en capturant les images réelles des fascinants mondes de Joe Dante, Carpenter ou Cimino.

Ces îlots d’une autre Amérique, celle qui, loin de New York ou de Los Angeles, vit durablement dans nos cerveaux de fans fous. Ces ailleurs, dont les cinéastes les plus inventifs ont su exploiter la beauté, la richesse, le mystère, la profondeur, le degré d’allégorie inconsciente. Les souvenirs du cinéphage sont ceux d’un gamin qui boit les paroles du vieux conteur, au coin du feu. Ce dernier, non content de raconter son histoire avec précision et dynamisme, se doit de « planter le décor » (expression qui introduit l’ouvrage). Et, au-delà des caractères se dresse un autre personnage, non fait de chair, se nourrissant de notre imaginaire. Ce personnage, c’est le phare de Fog, le camp de vacances de Hurlements, la banlieue pavillonnaire de Halloween ou celle de Gremlins, les routes désertiques d’un Gus Van Sant (My own private Idaho) qui sont aussi celles des survivals

Autant d’images dispersées au fil de la mélancolie cinéphile, où ce n’est pas tant le lieu qui créé le film, mais le cinéma qui créé le lieu, la fiction parasitant le réel. Ce Mont Rushmore hitchcockien, la Devils Tower de Rencontres du Troisième Type, ou encore le North Bend de la série Twin Peaks, questionnent par leur aspect concret, c’est-à-dire leur existence véritable, l’emprise de l’imaginaire sur nos regards troublés, d’autant plus que si la réalité de l’image est immédiatement liée à son pendant cinématographique (le East Corinth n’est plus une banalité urbaine mais « le monde » de Beetlejuice), elle perd également de sa fadeur réelle puisque capturée par l’objectif d’un appareil photo, donc forcément modifiée par un point de vue extérieur qui la considère de façon fantasmagorique.

Le cinéma contamine le réel au point de lui conférer le statut d’illusion. C’est cette ambivalence qui en permanence sera questionnée, et par l’auteur, qui ajoute aux références cinématographiques d’astucieux extraits littéraires (Kerouac, Hawthorne, Poe, l’auteur de 22/11/63), et par le lecteur, admirateur de créations photographiques le ramenant à sa situation d’obsédé des images, en ce qu’elles symbolisent artistiquement. D’un côté, le septième art, et de l’autre, la photographie, mariant cinéma (virtuel) et paysages que l’on peut caresser des doigts. Le message de Clerget, joliment libéré, serait celui-ci :

« Cinéma et littérature mêlés constituent ainsi une sorte de grande fiction américaine, nourrie par les lieux, les paysages, l’histoire, mais aussi les rêves, qui forment un socle naturel que l’on pourrait appeler le réel, s’il ne s’agissait pas avant tout d’un décor… »

Logique en devient alors le choix de se focaliser, un instant, sur Phantasm, une création de l’esprit (une œuvre filmique) dont le principal sujet est… la création de l’esprit (imagination, peurs, hallucinations, fabrications phobiques). En un mot : le rêve, cette même impression de rêve éveillé, incontestable, que l’on ressent quand l’on est confronté à ces lieux réels de la fiction, de Santa Mira (Halloween III : le sang du sorcier) à Kelseyville (Twixt).

Cet « évanouissement » de l’Amérique, c’est aussi celui qui a bel et bien lui dans le film atmosphérique de John Carpenter : Le Village des Damnés.

Par le biais de multiples résumés et constatations, Clerget laisse librement au lecteur le soin de fantasmer, ce qui est la vertu première du cinéma…et de la littérature.

Le voyage est conseillé.

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A propos de Clément ARBRUN

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