Nathan Reneaud – « Black Pop, Douze âmes de l’Amérique noire »

En quelques années à peine et à travers différentes collections (Everglades, Remake, Interférences), Façonnage s’est imposé comme un éditeur indépendant précieux, proposant des ouvrages exigeants et accessibles. Au fil des lectures, avouons avoir commencé à développer une confiance totale en leurs parutions, et ce, quelle que soit notre proximité initiale avec le thème abordé. Après l’Hyperpop en 2024, il est question dans ce nouveau cru de « Black Pop ». « Quels points communs entre Tupac Shakur, Aretha Franklin, Marvin Gaye, Stevie Wonder, Whoopi Goldberg, Michael Jordan et Oprah Winfrey ? Leur célébrité est immense et transcende les barrières raciales. Et si ces personnalités étaient plus que des icônes de la culture populaire ? Et si ces stars étaient, avec quelques autres, les apôtres d’un Évangile unique en son genre ? Un Évangile qu’on appellera la Black Pop, une pop culture qui doit se penser à l’aune de l’Église noire, de son histoire, de ses grands récits, de sa conception sociale et politique de la divinité ». C’est ainsi qu’en plus de nous mettre l’eau à la bouche, la quatrième de couverture présente le point de départ de ce nouveau cru, qui formule la promesse implicite d’une odyssée dans la pop culture afro-américaine, basée sur l’exploration de douze protagonistes (ou « âmes de l’Amérique noire » pour paraphraser le sous-titre). Enseignant-intervenant en cinéma et musicien, également le cofondateur d’accreds fr ou auteur de plusieurs publications pour Études, Slate, Rockyrama, Carbone ou encore La Septième Obsession, Nathan Reneaud signe ici son premier essai.

Loin de l’anthologie compilative, le livre s’ouvre sur deux citations qui vont encadrer son projet.
« J’adore un dieu noir. Je crois que Dieu est un Noir. Les Noirs devraient adorer un dieu qui est un Noir ». « La libération est à l’opposé de l’oppression, mais seuls les opprimés sont réellement libres ». La première provient d’Henry McNeal Turner (pasteur de l’African Methodist Episcopal Church), la seconde de James H. Cone (théologien militant et auteur de La Noirceur de Dieu). Ces premiers mots précèdent un prologue très personnel qui s’ouvre par une confession, Nathan Reneaud a été élevé dans le culte des Témoins de Jéhovah. Renaud ne tarde pas à énoncer son angle et de situer son positionnement : « La pop culture noire est évangélique – elle est porteuse d’une prophétie qui trouve son origine dans l’expérience socio-religieuse afro-américaine. ». Il crée un lien entre une partie de son existence et celles qu’il va partiellement relater au fil des pages suivantes en disant sans détour trouver « quelque chose de libérateur à construire une théologie à partir de figures prophétiques comme Stevie Wonder ou Michael Jackson. […] Cette théologie […] représente une manière de se faire une image plus positive de la divinité sans injonction à y croire ». Un propos baptisé Noirceur s’invite avant le premier chapitre, se référant aux travaux du philosophe et écrivain Norman Ajari et de James H. Cone. Il permet de brièvement expliciter les termes choisis afin d’évoquer « l’expérience noire américaine, la subjectivité noire » à la manière d’un mode d’emploi succinct et précis.

Divisé en douze chapitres (oscillant entre quinze et vingt pages), lesquels correspondent aux douze âmes noires de l’Amérique (autrement dit aux douze apôtres de la Black Pop), l’ouvrage sait se montrer retors, ou a minima déstabilisant de prime abord. Dès le premier segment consacré à Aretha Franklin, Nathan Reneaud impose un écrit dense et presque intimidant par sa capacité à convoquer une narration enchâssée et à démultiplier les histoires dans l’Histoire à la manière de poupées russes. C’est pourtant précisément dans sa manière de développer un grand récit fait d’anecdotes et de rappels fondamentaux, de considérations spirituelles et artistiques, sans cesser d’interroger chacune de ses considérations que le livre révèle simultanément sa richesse et celles des œuvres étudiées. Il développe sa « théologie » en jouant habilement sur une rationalisation des dogmes et une sacralisation des icônes. Entre les lignes, il relate la complexité et la violence de l’histoire afro-américaine avec une volonté de complétude, où rien n’est jamais lisse. La vitalité des œuvres dépeintes s’en trouve renforcée, de même que la charge politique explicite ou implicite qui en découle.

Qu’il fasse de Stevie Wonder l’équivalent pop de Martin Luther King ou de Tupac Shakur le « thug Jesus » mort en martyr avant de connaître une deuxième « vie » faite d’albums posthumes ponctuée par un retour sur scène au moyen d’un hologramme en 2012, la cohérence (et la pertinence) de ses associations d’idées gagne en limpidité au fil des chapitres. Audacieux et ambitieux, il sait déjouer les attentes inconscientes (côté comics, il préfère s’attarder sur Luke Cage plutôt que sur Black Panther) et proposer de savoureux contrepieds. On pense aux passages où il se livre à de passionnantes analyses du sous-estimé Us de Jordan Peele (qui a droit à une autre citation au sujet de Nope plus tardivement) dans le chapitre consacré à Michael Jackson. Il se saisit d’un détail dans le prologue du long-métrage, mais aussi d’une imagerie empruntée au clip de Thriller pour faire ressortir un pur film d’horreur « jacksonien ». Quand il se penche sur Nina Simone, c’est moins pour évoquer la partie la plus flamboyante de sa carrière que pour focaliser l’attention sur son concert en 1999 au Royal Festival Hall, comparé à une résurrection miraculeuse. Ces digressions ne perdent pas le fil conducteur sous-jacent, celui d’une lutte âpre et d’une émancipation progressive, où les heures sombres précèdent des avancées cruciales (et inversement). Des artistes comme Prince et Michael Jackson vont quant à eux ouvrir la black pop à une audience plus blanche en brouillant les frontières entre les genres et les identités, quand Michael Jordan fera sauter d’autres barrières dans son domaine (il réussit à se fondre dans le modèle capitaliste américain) et parviendra même à s’implanter au sein des foyers les plus conservateurs. Au milieu de marqueurs culturels qu’il n’est plus utile de présenter, on apprécie particulièrement la place de choix accordée à une figure méconnue comme Bill Gunn, réalisateur de Ganja & Hess. Ce chapitre lui permet d’aborder notamment la question du vampirisme et creuser le rapport au sang dans l’histoire afro-américaine et ce qu’il dit de la « noirceur ». Un sujet d’autant plus à propos à l’heure du succès massif aux États-Unis de Sinners de Ryan Coogler mais aussi, avant lui de multiples interprétations vampiriques par des personnalités allant d’Eddie Murphy (Un vampire à Brooklyn) à Wesley Snipes (Blade) en passant par Aaliyah (La Reine des damnés) ou William Marshall (Blacula).

Black Pop, Douze âmes de l’Amérique noire se lit comme un puzzle non linéaire ultra documenté où le factuel et le théorique dialoguent d’une ligne à l’autre. Ses récits remontent, pour certains, à la fondation de la nation américaine pour se conclure au début de la décennie 2020. Derrière les constats et les réflexions de l’auteur, un espace de réflexion est soigneusement laissé à un lecteur invité indirectement à redécouvrir les figures traitées sous de nouveaux prismes et à l’aide de connaissances supplémentaires. Nathan Reneaud gagne ainsi son pari à la faveur d’un essai dense et moins évident qu’il n’y paraît. Cette nouvelle réussite signée Façonnage vient enrichir la collection Interférences, dont elle constitue le 6ème opus. Un ensemble d’ouvrages qui est tranquillement en train de s’imposer comme la référence pour décrypter les mouvements et phénomènes pop culturels. Pourvu que ça dure.

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A propos de Vincent Nicolet

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