Alexandre Piletitch – « La Première Femme de George Cukor »

Au fond, qu’attend-on d’un bon essai sur le cinéma ? D’abord un sujet qui sort de l’ordinaire et des sentiers battus, puis une approche originale dans le traitement, un angle d’attaque fort. Le livre d’Alexandre Piletitch, son premier, parvient à réunir avec panache ces deux critères. Certes, Cukor est un cinéaste plutôt reconnu et, à juste titre, célébré. Mais si on se penche sur la copieuse bibliographie en fin d’ouvrage, on constate qu’il existe peu de livres en langue française qui lui sont consacrés (un ouvrage collectif chez Capricci). D’autre part, l’auteur n’entend pas s’attaquer à la filmographie complète de l’auteur de My Fair Lady mais l’aborde sous un angle très précis : la poignée de films qu’il a tournés avec Constance Bennett, sa « première femme » (de celluloïd, s’entend).

Ce fil directeur, que l’on pourrait estimer à la fois pointu et restrictif à priori, se révèle d’emblée fructueux et passionnant. Porté par une écriture vive et incisive, qui évoque parfois le Kenneth Anger d’Hollywood Babylon -le côté « people » en moins- La Première Femme de George Cukor est une plongée captivante au cœur du cinéma américain au début du parlant. On l’a un peu oublié aujourd’hui mais Constance Bennett fut l’une des actrices les plus populaires du début des années 30 et l’une des stars les mieux payées. C’est à la RKO qu’elle rencontre George Cukor qui la fait tourner dans What Price Hollywood ?, satire acide des milieux du cinéma.

En s’intéressant à cette collaboration qui se poursuivra avec Rockabye (1932), Haute Société (1933) et La Femme aux deux visages (1941) où Constance Bennett donne la réplique à Greta Garbo, Alexandre Piletitch parvient à suivre de nombreuses pistes, à tirer de nombreux fils pour nous offrir un plan de coupe extrêmement riche sur le cinéma de ces années-là.

S’intéresser à Constance Bennett, c’est d’abord se plonger dans le Hollywood du Pré-Code (avant que l’industrie adopte le code Hays pour se réguler, obligeant les cinéastes « classiques » à louvoyer constamment avec la censure) et des débuts du parlant. Alors qu’on a tendance à considérer l’avènement du parlant comme une certaine régression par rapport à la splendeur des derniers temps du muet, Piletitch met à l’honneur ce moment où le cinéma parle : « La magie de l’écran qui s’était mis à parler ravivait à sa manière les puissances originelles du cinéma », qu’il lie intelligemment avec cette période du « Pré-Code » :

« La parole ensorcelait l’image et redonnait aux corps filmés l’incroyable puissance d’incarnation des tous premiers temps ; c’est ce qui qui brûlait les yeux des censeurs, autant sinon plus que les quelques plans débauchés qu’ils pointaient du doigt : le spectacle inouï et le scandale fondamental de la vie enregistrée, soudain retrouvés. »

Pour l’auteur, c’est à cette époque que les actrices prennent le pouvoir à Hollywood : Jean Harlow, Clara Bow, Barbara Stanwyck et Constance Bennett. De manière très subtile, il s’intéresse à son jeu et, en remontant au « paradoxe du comédien » de Diderot, montre que celui de l’actrice fut à l’opposé de ce que proposerait plus tard la « méthode » de « l’Actor Studio ». A l’inverse du jeu instinctif, qui va puiser au fond des émotions les plus profondes du comédien, Constance Bennett fit partie de ces actrices dont le « talent consistait à savoir en contrefaire la gamme complète des couleurs perfectionnées devant le miroir ou dans l’intimité créative des heures de répétitions ». Avec Cukor, elle rencontre l’allié idéal pour incarner des héroïnes qui ne cessent de jouer (à tous les sens du terme) puisque le cinéaste n’a cessé de montrer que le naturel n’existe pas et de célébrer l’artifice comme autant de masques, conventions sociales et constructions artificielles.

A ce titre, le réseaux de correspondances et de comparaisons que tisse Piletitch autour de What Price Hollywood? est absolument passionnant, notamment lorsqu’il le met en parallèle avec Une étoile est née de Wellman, dont il fut à la fois le modèle et le contre-modèle. Se jouent ici, en effet, une vision cukorienne contre celle de Selznick qui, déçu par le regard de Cukor sur Hollywood, entreprit de le corriger. Au réalisme du cinéaste s’opposait la volonté du mogul de faire d’Hollywood une idée (et non plus une réalité) mais ces divergences s’observent également dans la conception différente du rôle tenu par l’acteur-Pygmalion dans les deux films : purement amical chez Cukor, il devient sentimental et amoureux chez Selznick/Wellman.

Ces liens permettent à l’auteur de dire quelque chose de l’œuvre du cinéma de Cukor (« l’utopie cukorienne de l’amitié était plus puissante et plus féconde, dans ses films, que le sentiment amoureux. ») mais aussi du jeu de Constance Bennett :

« Bennett joua celle qui joue, toujours, le jeu de scène ou le jeu de cour, le double-jeu. Le jeu au carré. Or, ce qui nous apparaît bien à la vision des films Warner, MGM, Paramount ou bien RKO de l’époque, c’est que le lot commun des héroïnes du Pré-Code fut celui de traverser l’écran, de le survolter, en comédiennes. Ou du moins en interprètes distanciées d’une existence qu’elles se devaient d’inventer pour être en droit de la vivre comme elles l’entendaient. »

Cette description précise d’un jeu savamment construit permet à Piletitch de distinguer deux types d’héroïnes chez Cukor : celles qu’il appelle les « joueuses » dont Constance Bennett fut la plus représentative et les « insurgées » qu’incarnera à merveille par la suite Katharine Hepburn. Il ne s’agit désormais plus de se contenter d’un regard ironique sur un monde qu’il s’agit de conquérir en adoptant tous ses artifices mais d’apporter « la possibilité d’un idéal ; l’incarnation d’un « quand même », lancé au visage des gardiens désabusés du monde comme il va ». Les « insurgées », ce sont ces héroïnes qui « poursuivraient, fières et obstinées – rigides parfois- le désir d’une émancipation sans compromis. »

A partir de cet axe, l’auteur nous offre un éclairage particulièrement stimulant de l’œuvre de Cukor. S’il analyse avec précision les films du corpus Cukor/Bennett, il ne se contente pas d’une simple interprétation, mêlant ses réflexions et des éléments factuels qui se lisent comme un roman (d’où ma comparaison avec Anger). C’est tout un univers, presque fitzgeraldien, qui renaît sous nos yeux et qui dit beaucoup de choses sur la gloire et ses aléas, sur les bouleversements à Hollywood et sur l’œuvre d’un cinéaste et d’une actrice qui tissèrent des liens aussi profonds que fructueux.

La Première Femme de George Cukor (2023) de Alexandre Piletitch (Marest éditeur, 2023)

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A propos de Vincent ROUSSEL

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