« Animal » est un portrait de femme, celui de Kalia, et à travers elle, la grande illusion, l’utopie de la starification, la culture pop imprégnée (le « Like Virgin » de Madonna repris en cœur dans le film), et ce sentiment déraisonnable du tout possible, de la gloire à portée de main, de cette conviction profonde d’être destiné au sommet, aveuglé du rêve adolescent, bercé du mythe à paillettes, celui d’être différent des autres, au-dessus des autres. Et puis, il y a la réalité. Et c’est bien cela le vrai sujet de « Animal », le réveil abrupt de Kalia faisant face à la violence du réel, se découvrant un corps meurtri par les excès et l’épuisement d’un boulot à la joie factice (animatrice dans un hôtel all-inclusif en Grèce), pompant toute vitalité jusqu’à ce que la fête sans lendemain se métamorphose définitivement en gueule de bois impérissable. Pas à pas, Sofia Exarchou (découverte avec « Park » en 2016) va façonner avec intelligence et justesse la grande révélation que subira Kalia, ce réveil  frontal, face caméra, lorsque le regard ne trompe plus.

© Shellac Distribution

Nous sommes en Grèce, le tourisme de masse inonde cet hôtel décrépi, où les vieux allemands en chaussettes blanches aiment s’amasser en nombre. Kalia est alors filmée en chef de bande, l’animatrice la plus expérimentée, celle que l’on respecte, que l’on regarde, elle danse et chante, elle ne cesse d’alpaguer le touriste, son énergie foudroyante donne le tournis, impressionne. Son corps certes frêle est dessiné, sportif, immaculé du temps qui s’écoule. Cette première scène de sexe avec un autre animateur démontre une femme décidée, maitre de son destin et de ses désirs. Elle pourrait très bien être l’héroïne du prochain Kechiche (de nombreuses scènes nous renvoient à son cinéma), Kalia, la blonde insaisissable. Puis de l’euphorie s’installe tout d’abord le silence. Et c’est d’ailleurs l’une des principales réussites de « Animal », la gestion des absences par la mise en scène de Exarchou. Il y a la fête, les tournées de shot, la techno qui tabasse en club, les karaokés qui défilent, les bouffonneries pour faire marrer les touristes dans le vacarme incessant et assourdissant d’un club de vacances. Mais surtout l’arrière-scène, là où les visages ne mentent plus, le silence de l’épuisement est omniprésent, les corps dénudés sont filmés en martyrs, les hématomes s’y dessinent, les plaies sont refermées à l’agrafeuse, les regards, exténués, se croisent sans interaction. Lorsque la fête s’estompe, la réalité qui s’éveille est terrifiante. On pense à cette scène de sexe à demi-consentie dans un silence de plomb entre 2 animateurs suivant un anniversaire où les voix roques et faussées chantent à capella des chansons populaires d’une scène plus que pesante, le maquillage tente malgré tout de masquer la détresse (« La nuit va être longue hein ? » se plaint sans broncher Eva, une animatrice), il n’y a plus de rire, il n’y a plus de joie, mais la souffrance éreintante de se devoir de devanture, faire fi de la fatigue et endosser son costume de bêtes de foires à  disposition de vieillards lubriques venus s’extasier pendant sept jours (on pense là aussi à l’utilisation grotesque de prothèses en mousse pour dessiner des seins plus proéminents). Ces silences pèsent une tonne, cette vie d’artiste raté devenue finalement le fruit d’une machination capitaliste qui doit dégueuler du fun et du show lorsque les corps ne tiennent plus. Ces silences qui emmènent le film dans une contrée obscure, bouleversant de justesse, une naturalité de ton qui foudroie de sa véracité.

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Désormais, le corps de Kalia est frappé par le temps et l’épuisement, la scène de sexe déterminée de l’ouverture fait place à une beuverie sur la plage, et un rapport sans souvenirs, les corps gisant au sol, le sexe de Kalia et cet entre-jambe en gros plan abandonné au sort de l’oubli. Le désespoir inonde désormais le film, il y a l’alcool, tout le temps, le refus maladif de rentrer, cette quête du non-retour, s’enfermer dans l’ivresse pour refuser le réveil et cette gueule de bois harassante de réalité. Le visage de Kalia se ferme, marqué par des nuits sans sommeil, absente, oubliée, noyée dans la masse, le mensonge s’installe (elle se fait passer pour une touriste pour détourner la réalité de sa vie) et la solitude que l’on ne pouvait imaginer en ouverture de film (avec une apparente camaraderie) nous explose au visage. Jusqu’à ce que l’émotion nous saisisse, le ventre se noue face à son ultime représentation, un karaoké dans un bar miteux avec la chanson « Yes Sir, I Can Boogie » de Baccara, Kalia cherchant encore à briller, mais ce seront des larmes qui entrecouperont sa voix, toute sa vitalité l’ayant désormais abandonnée.

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« Animal », c’est l’antithèse de l’esthétisation à outrance de « How to have Sex » et le ton sépia de « Aftersun », la rêve du grand spectacle se transforme en une machinerie capitaliste vendeur de bonheur où les corps sont brisés, les rêves anéantis par le travail à la chaîne, il n’y a plus de jeu, de joie, mais une prison du fun venue refermer son étau autour de Kalia et les autres, bouffons modernes prédestinés à crever sur scène, seuls, et dans l’indifférence généralisée d’un tourisme de masse consumériste, qui ne sait qu’engloutir l’avant-scène sans jamais se soucier de l’arrière. Quelle férocité dans le regard de Sofia Exarchou à filmer l’aliénation au travail, le rêve brisé, la souffrance en nouvelle normalité, quelle réussite de l’avoir fait sans pavanement idéologique ou grandiloquence larmoyante. Un film puissant et terrible témoin social d’une vie comme des millions d’autres, à s’éteindre à petit feu au ban du travail forcé.

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