Pour leur première production en couleurs – un ambitieux mélodrame historique -, la mythique firme Ealing Studio fait appel à l’un de ses plus grands talents maison : Basil Dearden, réalisateur en 1945 de l’un des segments les plus marquants de leur formidable film à sketches Au cœur de la nuit. Ce dernier s’empare d’un scénario adapté du roman d’Helen Simpson, autrice, déjà portée à l’écran par Alfred Hitchcock avec Les Amants du capricorne. Le récit s’inspire librement de la correspondance amoureuse entre Sophie Dorothea, épouse du roi George 1er, et du comte Philip Konigsmark. En 1682, la jeune reine de seize ans, malheureuse dans son mariage, a entretenu une relation avec le fringant noble, au grand dam de la cour. Petite histoire dans la grande en forme de romance en costumes, Saraband for Dead Lovers se révèle extrêmement maîtrisé, prouvant, si besoin était, la maestria de son réalisateur. Les éditions UHD 4K et Blu-Ray proposées aujourd‘hui par Indicator / Powerhouse sont l’occasion parfaite de revenir sur cette œuvre au confluent des genres.

© the Pratt Family Collection
Le long-métrage, élégamment mis en scène, masque mal sa nature terriblement sombre sous des atours de drame romantique. Basil Dearden s’entoure des talents made in Ealing tels que Douglas Slocombe à la photographie (De l’or en barre), John Dighton (Noblesse oblige) et Alexander Mackendrick (qui passera à la réalisation l’année suivante avec Whisky à gogo) au scénario, et Michael Truman (Il pleut toujours le dimanche) au montage. Le cinéaste multiplie les mouvements de caméra sophistiqués, transforme une séquence d’action digne d’un film de cape et d’épée, genre dans lequel excellera l’interprète de Philip, Stewart Granger (Scaramouche), en mission d’infiltration dans la pénombre, préfigurant les montées de tension d’Un si noble tueur. Étonnamment économe en dialogues, Saraband for Dead Lovers mise sur la puissance évocatrice de l’image pour matérialiser les sentiments de ses personnages (passion, haine, jalousie). Un exemple parmi d’autres est l’ample plan à la grue qui débute le visage de Sophie avant de s’éloigner et de révéler un balcon d’opéra où se pressent les membres de la cour. Dearden va même puiser son inspiration du côté de l’horreur gothique. Le très beau titre induit ce sens du macabre : les deux amants, pourtant en pleine jeunesse, sont déjà morts, de simples fantômes en sursis. La maison de l’héroïne mourante s’entoure d’une épaisse brume, un carnaval se change, par le biais de nombreux gros plans sur les masques des convives, en sabbat infernal et chaotique, la chambre nuptiale d’un mariage non consenti, offre une architecture biscornue et baroque… Point d’acmé de cette atmosphère, une scène de mariage en plein orage dont le montage cut fait se succéder des vitraux (parmi lesquels une vierge dont les gouttes de pluie forment les larmes) et des visages tordus et grotesques de gargouilles.

© the Pratt Family Collection
Loin des clichés romantiques, Saraband for Dead Lovers narre l’histoire d’une souveraine oubliée des livres d’Histoire. De ses noces, à l’éducation de ses enfants, formatés pour le pouvoir, Sophie, campée par Joan Greenwood, vue notamment dans Noblesse oblige, n’est ainsi jamais libre de ses choix ni de ses mouvements. Mariée de force par intérêt, sa vie n’est faite que de tractations politiques, et seul son amant lui apporte un semblant de liberté. Sous les lustres de la royauté, l’étiquette et les convenances, se cache le malheur d’une femme qui ne dépend que du bon vouloir des hommes et ce, jusqu’à sa mort. Une assemblée masculine attend en effet qu’elle prononce ses derniers mots afin de vérifier s’ils peuvent être rendus publics ou non. Sophie se pose ainsi en anti Barry Lyndon. À l’arrivisme cynique du héros de Kubrick, Dearden oppose la naïveté et l’idéalisme de cette victime. En revanche, il partage avec l’auteur de 2001, un même faste, une même science du cadre, notamment au détour de scènes aux influences picturales, habitées par une foule dense et vivante. Des plans tableaux, à l’instar d’une incroyable séquence de chasse, à laquelle s’ajoute la ritournelle obsédante d’Alan Rawsthorne, sarabande mélancolique forcément, évoquant celle d’Haendel qui rythmait l’ascension du héros kubrickien. Le drame de Ealing Studio s’impose comme une œuvre forte, au confluent des genres, confortant le talent de son cinéaste, grand nom du cinéma britannique malheureusement encore trop éclipsé par certains de ses contemporains.
Suppléments :
Limitée à 5000 exemplaires (3000 UHD et 2000 Blu-Ray) l’édition d’Indicator Powerhouse propose en outre près de 3 heures de supplément. Au programme, entre autres, des entretiens avec la fille de Douglas Slocombe (A Life on the Set) et le fils de Basil Dearden (A Sense of Loyalty) où tous deux reviennent sur le travail de leurs pères respectifs, ou encore un documentaire sur la restauration du film. Cerise sur le gâteau, un livret de 80 pages signé par Robert Murphy.
Disponible en Blu-Ray et UHD 4K chez Powerhouse.
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