Marc Bruimaud – « Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits »

L’histoire est connue : en 1972 sort sur les écrans un film tourné pour 25000 dollars et qui en rapportera près de 600 millions. Derrière ce triomphe qui deviendra un phénomène de société, il y a un inconnu (il a jusqu’alors tourné cinq films pour des circuits spécialisés) répondant au nom de Gérard Damiano. Le film, c’est Gorge Profonde, le premier film à caractère pornographique à être projeté dans des salles classiques et dont la notoriété dépassera largement le seul public des salles spécialisées ; ouvrant ainsi la courte période de ce que l’on nomme désormais « l’âge d’or du porno ».

Fort de ce succès, Damiano va poursuivre dans cette voie, donnant même au genre ses lettres de noblesse avec le très réussi The Devil in Miss Jones auquel il convient d’ajouter quelques titres prisés par les amateurs (Story of Joanna, Waterpower, Odyssey…). Mais ces quelques jalons apparaissent comme l’arbre qui cache la forêt puisque le cinéaste a tourné plus d’une cinquantaine de films et que son œuvre ne se limite donc pas à deux ou trois titres emblématiques.

Marc Bruimaud a entrepris de défricher ce territoire largement méconnu dans une courte étude aussi captivante qu’éclairante. Dans un premier temps, il défend de manière fort convaincante le genre pornographique en lui-même. Comme l’écrivait Jean-Pierre Bouyxou dans Une encyclopédie du nu au cinéma : « je ne vois pas au nom de quelle schlingante éthique un film où l’on suce, où l’on branle et où l’on baise serait plus négligeable qu’un film où l’on tire au flingue, qu’un film où l’on cause métaphysique ou qu’un film où l’on nage le crawl, merde alors ! ». C’est donc avec sérieux que l’auteur aborde le genre, le comparant avec un certain à-propos à ce qu’il appelle « les genres extrêmes fondés sur un fort principe d’irréalité » (le film d’horreur mais également la comédie musicale ou le mélodrame) et en notant que « le porno n’est jamais plus flamboyant que lorsqu’il ne raconte rien, sinon son propre fait », prenant malicieusement le contre-pied des tristes figures reprochant au genre la faiblesse de ses scénarios et de ses récits.

Au sein de ce genre, l’auteur parvient à mettre en valeur la singularité d’un cinéaste comme Damiano, montrant par des exemples précis son indéniable « patte d’auteur ». Il brosse un rapide tableau des obsessions et thèmes du réalisateur : un certain désenchantement existentiel (qui lui a valu le surnom de « Bergman du porno »), un goût pour le tragique, un jeu sur les codes du genre souvent mis en abyme, une inclination pour les univers oniriques et artificiels, une tension permanente entre un certain puritanisme venu de son éducation catholique et un désir de transgresser les règles, de proposer un modèle de sexualité débridée hors de toute convenance : « De ce sempiternel mouvement alternatif entre plaisir et rétention (le sujet même de Miss et Mister Jones), licence et culpabilité, lumière et noircissure, exaltation, mélancolie et pleurs, jaillira des films de Damiano cette incomparable vibration sensitive, les rendant exceptionnels et sans équivalent dans le genre travaillé (…) » .

Après ce court essai (une quinzaine de pages), l’essentiel de l’ouvrage est consacré à une filmographie commentée du cinéaste. Si on peut éventuellement reprocher à l’auteur de parfois faire un peu court (quand le plat servi est excellent, on a toujours envie d’en avoir un peu plus !), cette partie est une mine d’informations pour le cinéphile néophyte. Marc Bruimaud a fait un colossal travail de recherche, avouant parfois ses (très maigres) lacunes (des films impossibles à dénicher, même en écumant les bas-fonds d’Internet) mais nous proposant cependant des fiches détaillées pour chaque titre. Certains jugements pourront surprendre (Gorge profonde, par exemple, est expédié en quelques lignes et l’auteur confesse ne pas l’aimer) tandis que certains éloges donnent rudement envie de découvrir certaines œuvres (Memories within Miss Aggie, Let my Puppets come…).

L’intérêt manifesté pour Damiano ne signifie jamais aveuglement et délire de fan. Bruimaud n’hésite pas à éreinter certains films et note une baisse de qualité de la production du cinéaste lorsque celui-ci fut obligé d’abandonner la pellicule pour la vidéo. A ce titre, sa dernière période italienne paraît consternante. En guise d’annexes, l’essayiste nous propose quelques éléments biographiques, une riche bibliographie, quelques témoignages et des extraits de critiques toujours intéressants.

Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits est donc une réussite en ce sens que Marc Bruimaud parvient à éviter plusieurs écueils liées à l’étude du genre : d’un côté, l’approche trop universitaire qui tend à n’envisager le porno que pour sa dimension sociologique ou politique ; de l’autre, celle de l’amateur de belles plantes qui limitera son analyse au degré d’excitation provoqué par l’œuvre. Sans cracher sur cette dimension « voyeuriste » (il a le bon goût d’évincer toute considération « moralisatrice »), l’auteur prend soin de démêler les fils (thématiques, esthétiques…) de ce qui apparaît au bout du compte comme l’œuvre d’un auteur à part entière…

***

Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits

Jacques Flament alternative éditoriale

ISBN : 978-2-36336-321-0

163 pages – 17€

Parution : Mai 2018

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A propos de Vincent ROUSSEL

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