Aussi variée soit-elle, l’œuvre Marc Bruimaud se caractérise par une inclination certaine pour la forme courte : exercices perecquiens (Ma racontouze, Penser/Lister), cycle romanesque de Catalpa, essais (le percutant Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits), continuité dialoguée (le touchant Avant le crépuscule) mais aussi les nombreuses nouvelles qu’il a signées.

Avec ce nouveau recueil –Bienvenue aux Paradis– l’auteur s’inscrit dans un genre bien codifié : la science-fiction. Inspiré par le « Paradis des écrivains » jadis imaginé par Barry Malzberg, Bruimaud imagine la mort de son alter-ego romanesque (Guy Misty) et ses aventures dans ledit Paradis. Chaque nouvelle donne lieu à des rencontres insolites, à l’exploration de nouveaux lieux et offre le loisir à l’auteur de rendre hommage aux écrivains (Ballard, Bukowski, Duras…) et cinéastes (Carpenter, Damiano, Lynch…) qu’il admire.

Dans Avant le crépuscule, le personnage féminin qui s’adressait au narrateur (Marc Bruimaud lui-même) tenait ces propos : « tu cherches pas à dévier de ta route, tu creuses, tu creuses inlassablement le même sillon en te fichant des modes et de ce qui pourrait être lucratif. ». Bienvenue aux Paradis corrobore cette affirmation car l’auteur a beau aborder des territoires qui paraissent éloignés du quotidien qu’il décrit généralement, on retrouve ici ses thèmes et obsessions.

En premier lieu, la question de la transfiguration du réel par la fiction. Si Misty évolue au Paradis des écrivains, il réalise très vite que l’endroit est également peuplé par les personnages qu’ils ont inventés, apercevant par exemple, venus de l’univers d’Hemingway, Nick Adams et Lady Brett « qui discutaient en buvant un curieux cocktail verdâtre ». Ce qui pourrait apparaître aux yeux du lecteur comme une simple coquetterie, un clin d’œil aux œuvres aimées prend tout son sens lorsque Misty rencontre Marianne, une femme qu’il a connu autrefois. Il exprime d’abord son désarroi :

« -Je veux dire : tu étais une femme…réelle, pas un personnage de fiction ! ». Chez Bruimaud, il y a toujours cette tentation de remodeler l’existence par l’écriture, lui donner une cohérence et un sens. Par la fiction, il entend arracher au passé les fantômes de l’existence, le souvenir des êtres qu’il a croisés et aimés. Mais on n’arrête pas la fuite du temps et c’est là que se niche la mélancolie profonde de ses textes : le personnage n’existe plus que comme projection fantasmatique, loin de ce qu’il fut dans la réalité en dépit des apparences. C’est ce qu’exprime de façon parfaitement claire Marianne :

« -Pendant vingt ans, tu as déliré à partir des quelques mois où nous nous sommes connus, tu as remodelé notre relation au gré de tes fantasmes. Évidemment, tu m’objecteras que c’est la routine pour un écrivain. N’empêche, le résultat est en face de toi (elle reprenait son souffle), je suis coincée ici, mortellement. Et pour couronner le tout : je t’ai jamais aimé, tu t’es totalement fourvoyé. »

Après avoir croisé Picasso, Misty va explorer les « espaces privatifs néo-cryptés », espaces du Paradis dédiés aux rares écrivains « pouvant justifier d’un univers scriptural inédit », qu’il s’agisse de l’Interzone de Burroughs, du « CthulhuRealm de Lovecraft, d’Indialand de Duras ou encore de Vermilionland de Ballard. Là encore, le goût de Bruimaud pour les références parfois pointues se justifie par son questionnement incessant sur sa propre écriture, sur la manière dont les œuvres et la sienne en particulier vampirisent la vie. La nouvelle Catalpaland offre à Bruimaud le loisir de revisiter une fois de plus son cycle inachevé et de « recommencer tout bonnement à manipuler de pauvres âmes humaines, afin de les convertir en créatures papelardes… »

Au-delà de l’hommage rendu directement à Twin Peaks dans la dernière nouvelle, il y a du Lynch chez Bruimaud dans cette manière de donner naissance à de nombreux doppelgängers de ses personnages, brouillant définitivement la frontière entre le réel et la pure projection de l’esprit.

En abordant la science-fiction, Bruimaud continue d’interroger ses personnages et la manière dont il les modèle, d’explorer les liens entre la fiction et la réalité, et de chercher par l’écriture à redéfinir les contours de cette réalité par la puissance de sa subjectivité :

« – Ce que veut te dire Double D dans sa grande dafitude, c’est qu’il faut pas se contenter de regarder bovinement passer les astéros, faut surtout flairer, s’approcher ainsi de la réalité tangible, subjective, éliminer les simulacres générés par les croyances et leurs dogmes, se laisser aller à l’onanirisme rétroactif. »

***

Bienvenue aux Paradis (2023) de Marc Bruimaud

Éditions Souffle court, 2013. Collection : l’atelier.

ISBN : 979-10-956-42-02-2

92 pages – 15€

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A propos de Vincent ROUSSEL

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