Pour un compositeur de jadis, la publication d’un opus primum revêtait toujours une importance particulière puisque outre le fait de permettre, si l’accueil était favorable, l’éclosion d’une notoriété, un recueil pouvait non seulement démontrer l’étendue d’un savoir-faire – ce fut, par exemple, le cas du Vespro della beata Vergine de Monteverdi – mais avoir également une valeur de manifeste.

On ignore la date exacte à laquelle les sept sonates en trio formant l’Opus 1 de Dietrich Buxtehude sortirent des presses de l’imprimeur hambourgeois Nicolaus Spieringk mais on s’accorde généralement pour la fixer environ deux ans avant la parution de l’Opus 2, soit vers 1694. Le musicien approchait alors doucement de la soixantaine et occupait la tribune de la Marienkirche de Lübeck depuis plus de vingt-cinq ans, organisant en même temps la vie musicale de la paroisse, une des plus opulentes d’une cité qui avait cependant amorcé une période de déclin économique mais aussi intellectuel. À cinq heures de route, Hambourg, plus cosmopolite et ouverte, était au contraire en plein essor économique et artistique ; sa suprématie, illustrée par l’inauguration, en 1678, de la première maison d’opéra en terres germaniques, allait se maintenir durant un bon siècle. Il est donc tout sauf fortuit que Buxtehude ait confié ses œuvres aux bons soins d’un éditeur de cette ville dans laquelle il se rendait régulièrement entre autres pour retrouver ses confères et amis Johann Theile et Johann Adam Reinken ; il offrait ainsi à son recueil de meilleures chances de diffusion auprès d’un public grandissant de connaisseurs. Il faut cependant noter que malgré la réputation de l’organiste de Lübeck et les soutiens qui lui étaient acquis sur les rives de l’Elbe, cette publication se fit à compte d’auteur ; sans doute rassuré par les chiffres de vente, Spieringk prit à sa charge les frais d’impression de l’Opus 2.
Dès le titre, Buxtehude annonce clairement la couleur : VII Suonate à doi, Violono & Violadagamba, con Cembalo, di Diterico Buxtehude (…) Opera prima (…) Le goût du jour est italien et il s’y plie d’autant meilleure grâce qu’il en maîtrise les éléments de style, mais c’est en allemand qu’il rédige sa dédicace aux « très nobles, très savants et très sages Messieurs les Bourgmestres et Membres du Conseil de la ville libre impériale de Lübeck » dont il implore la bienveillance et le soutien. Le nombre de sept au lieu de celui, traditionnel, de six œuvres, ne doit rien au hasard, surtout lorsque l’on sait que notre compositeur avait également la réputation d’être un érudit : non seulement les sonates de l’Opus 1 déroulent, dans l’ordre, les sept degrés de la gamme de fa majeur, mais ce chiffre est également en rapport avec le septénaire, notamment celui des planètes (Buxtehude avait composé un cycle, aujourd’hui perdu mais hautement loué par Johann Mattheson, de sept suites pour clavecin dépeignant le caractère de chacune), symbole d’harmonie parfaite. Stylistiquement parlant, ce qui frappe le plus est l’extraordinaire liberté qui préside à ces pages que leurs incessantes alternances d’humeur – le nombre de mouvements varie de trois à quatorze – rendent assez imprévisibles, un procédé manière typique du stylus phantasticus où peuvent se succéder en un instant le plus profond sérieux et la fantaisie la plus débridée. Malgré cette diversité, encore soulignée par l’emploi de deux instruments (violon et viole de gambe) aux tessitures bien différenciées, chaque sonate donne un fort sentiment d’unité tant lorsque ses deux voix principales, traitées avec une rigoureuse égalité, échangent leurs motifs et fusionnent en une seule, qu’au travers de l’utilisation de motifs unificateurs, comme par exemple dans la Sonate en la mineur BuxWV 254. Par son singulier mélange de formes bien établies telles l’ostinato, son éblouissante maîtrise des techniques de composition et son goût affirmé pour l’expérimentation, l’Opus 1 de Buxtehude s’impose comme un recueil de toute première importance dans le paysage musical du dernier quart du XVIIe siècle et l’on comprend sans peine l’admiration qu’éprouvaient à l’égard de son auteur non seulement ses contemporains, mais également la jeune génération, Johann Sebastian Bach en tête.

S’il ne jouit pas encore, du moins en France, de la même notoriété qu’outre Manche, où son récent enregistrement de cantates de Bach avec le contre-ténor Iestyn Davies pour Hyperion, le label qui l’a découvert, vient tout juste d’être couronné par un prix annuel du prestigieux magazine Gramophone, ce premier disque d’Arcangelo pour Alpha Classics pourrait contribuer à son plus large rayonnement sur la scène musicale européenne. Il propose, en effet, une excellente lecture des sonates de Buxtehude qui supplante celle, déjà ancienne, de Manfredo Kraemer et Juan Manuel Quintana (Harmonia Mundi, 2002), en termes d’équilibre et de cohérence globale, même si cette dernière demeure, à mon sens, un rien plus chaleureuse. Chacun des quatre musiciens réunis pour ce projet, en incluant Jonathan Cohen qui dirige l’ensemble du clavecin où, en compagnie du luthiste Thomas Dunford dont les qualités de fluidité et d’inventivité sont aujourd’hui unanimement appréciées, il réalise une basse continue souvent brillante, toujours précise et solide, est une valeur sûre dans son domaine, et l’on saluera la prestation maîtrisée et sensible de Jonathan Manson à la viole de gambe et celle de Sophie Gent qui ne cesse de confirmer par la clarté de son jeu, sa netteté d’intonation et sa musicalité de tous les instants qu’elle est une violoniste de tout premier plan. Soudés, humbles et concentrés (on est typiquement ici face à une approche dans laquelle rien n’est surjoué), très à l’écoute les uns des autres, les interprètes donnent le meilleur d’eux-mêmes pour mettre en lumière les trouvailles de Buxtehude ; ils y parviennent avec une grâce naturelle qui n’est peut-être pas la plus immédiatement éclatante mais qui, écoute après écoute, se révèle extrêmement gratifiante par l’intelligence et la profondeur de sa vision. Voici donc un disque tout à fait recommandable qui appelle indubitablement une suite ; pourquoi pas l’Opus 2, nettement moins fréquemment enregistré ?

 

Dietrich Buxtehude (1637-1707), Sonates en trio opus 1 BuxWV 252-258

 

Arcangelo : Sophie Gent, violon, Jonathan Manson, viole de gambe, Thomas Dunford, luth, Jonathan Cohen, clavecin & direction

 

1 CD Alpha Classics 367

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