« J’ai aimé à une époque. C’était bien longtemps avant les boîtes de nuit et les escarpins remplis de vermouth. Il existe des portraits de l’homme que j’aimais. » Plus de quarante ans après l’époque dont elle parle, Maire O’Neill se souvient et raconte le temps où elle était Molly Allgood à la scène, amante illégitime et controversée du dramaturge irlandais John Millington Synge à la ville, et son « Enchanteresse » au bord de mer qui abritait leurs rendez-vous amoureux des regards sévères de la société des années 1900.« Il y a toujours un miroir, et tu n’es jamais seule quand tu t’y regardes. » Hantée par cette relation intense qui prit brutalement fin à la mort de Synge, tuberculeux, Molly Allgood divague entre un présent décharné et un passé à jamais révolu, traquant la fulgurance du bonheur parmi les souvenirs de sa vie amputée et les vapeurs d’absinthe. Dans ce nouveau roman de Joseph O’Connor, les reflets d’un effet-miroir se répercutent à l’infini sur ses personnages, tous en quête d’une autre image. Unis et désunis par leurs soifs de reconnaissance respectives, ils se croisent et s’échouent dans des impasses tragiques que le romancier déroule à rebours en montrant leurs figures publiques et leurs aspirations intimes, au théâtre, en famille, en couple ou en société.

N’ayant de biographique que l’existence de la relation critiquée et par là impossible entre Synge et Molly Allgood, Joseph O’Connor invente de toutes pièces l’histoire fascinante de ce couple ainsi que la psychologie des protagonistes, narrées par cette femme que la passion a brisée. Murée dans sa solitude et le souvenir de cet amour, contrainte de ce fait à se parler à elle-même, l’ancienne actrice est un personnage hautement attachant par son franc-parler et son humour en dépit de la compassion qu’elle inspire au lecteur : « Il faut faire ce qu’on a à faire. Nous n’avons pas créé le monde. Sinon, ç’aurait pu être bien pire. » A travers la voix de cette femme vive et spontanée, l’auteur traite de la qualité d’artiste, du couple et de l’inspiration avec une accessibilité romancée qui séduit par sa profondeur. « Un grand artiste n’a besoin de rien d’autre que de ses propres blessures, comme je l’ai découvert », répond-elle à un journaliste qui l’interroge sur son rôle de muse.

En inscrivant tout son récit dans la temporalité d’une seule et même journée, réunissant les réminiscences de Molly et son quotidien de vieille femme fantomatique, Joseph O’Connor crée un effet de rythme contrasté. Malgré l’absence de suspense puisqu’on sait depuis le début du livre que Synge mourra très tôt et que Molly lui survivra, il parvient à créer de forts moments d’émotion liés aux rebondissements du couple, cependant très vite étouffés par la reprise du bavardage de Molly et quasi-absents de la seconde moitié du roman. Insaisissable de beauté et d’intensité, tout comme l’histoire d’amour entre Synge et Molly, le récit devient finement symbolique jusque dans sa trame, mais peut en cela s’avérer frustrant pour le lecteur avide de consistance. Avec les ellipses qu’il ajoute au roman (correspondance, poèmes, chansons, citations, théâtre), Joseph O’Connor place « Muse » à la croisée de plusieurs chemins littéraires. De cet élan morcelé, il résulte une accumulation stylistique qui se veut à juste titre créative et ambitieuse, mais qui n’est pas totalement convaincante dans ce roman dilué qui manque de souffle, malgré un coup de grâce final.

Paru aux Editions Phébus.

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