João Canijo – « Mal viver » / « Viver mal »

Le nouvel opus de l’important cinéaste portugais João Canijo se compose en réalité de deux longs-métrages entendus comme individuels et autonomes par leur auteur, mais qui en tant que films miroir, s’informent si bien l’un l’autre qu’il serait dommage de se priver de l’expérience qu’offre le dyptique. Au Festival de Berlin, Mal viver a été projeté en compétition (et récompensé par un Ours d’argent-Prix du jury) et Viver mal programmé dans la section Encounters, bien que ce que racontent les deux films se déploie dans un même lieu bien délimité (un hôtel-pension gastronomique équipé d’une grande piscine sur la côte, près de Porto), simultanément (le temps du séjour de deux nuits des trois groupes de clients de l’établissement), et que pour le spectateur, une partie du plaisir soit de voir comment les différents drames individuels se superposent, ou plutôt se jouxtent sans se toucher autrement que dans sa perception, celle que lui offre l’auteur à travers un travail formidablement précis et foisonnant à la fois sur la photographie (de Leonor Teles) et le son (Tiago Raposinho ; design : Elsa Ferreira) – à vrai dire, on voudrait citer tous les départements techniques : les décors (de Nadia Henriques) et les costumes (de Silvia Siopa) aussi sont sensationnels, et le monteur (João Braz) s’est surpassé.

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Mal viver s’intéresse à la famille des propriétaires de l’hôtel, un groupe de cinq femmes de trois générations au centre duquel se trouve Piedade (Anabela Moreira), secondée par une cousine (Cleia Almeida) et une employée plus que dévouée (Vera Barreto) qui ont une liaison peu sereine et rejointe, au lendemain de l’enterrement du père de sa fille, par cette dernière, Salomé (Madalena Almeida), et par sa mère Sara (Rita Blanco), qui ne manque pas une occasion de la diminuer, alors que Piedade, visiblement accablée du matin au soir sauf peut-être lors de sa séance de natation matinale, le seul moment qu’elle prend pour elle, trouve déjà que « tout est difficile ». L‘hôtel, plutôt décati vu en plan large mais très bien tenu, assez pour faire bel effet dans les plans un peu plus resserrés (toujours fixes et qui ne vont pas au-delà du plan moyen, créant à la faveur de l’architecture pleine de délimitations de l’hôtel dont on ne sort jamais, qui fait lui-même figure de prison, une sensation d’enfermement, comme si les personnages étaient parqués, physiquement et intérieurement), est à l’image de sa gérante, aussi ordonnée et précise dans le respect de tout type de règlement (et de la carte des vins) que les relations au sein de sa cellule familiale sont dégradées. Leur caractère délétère est presque inversement proportionnel à la méticulosité de notre patronne d’hôtel, non seulement murée dans sa souffrance sans nom mais de plus en plus vide, dans cet espace clos personnel où l’air est presque aussi raréfié que dans la salle télé à l’heure où Piedade va arrimer son regard à Qui veut gagner des millions ? (la présence occasionnelle dans la pièce de clients dont elle fait abstraction ne faisant qu’accentuer davantage l’isolement psychique et l’atonie de Piedade). Si cette mère se désole réellement de son incapacité à exprimer son amour pour sa fille, le peu d’affection qu’elle arrive à lui montrer reste tourné sur elle-même, pas réellement sur Salomé et ses besoins (alors que la jeune fille vient d’enterrer son père !). Ainsi, Piedade est devenue cette femme qui arpente le jardin de son hôtel en appelant désespérément sa chère Âme – « Alma » en portugais, car c’est le nom qu’elle a donné à son petit chien de poche, le seul être qu’elle adore ouvertement, mais qui semble avoir disparu.

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Dans Mal viver, l’amour est vu comme une « agonie », la maternité comme le résultat du fait de ne pas avoir avorté, et toute tentative de geste affectueux comme un mensonge ou une démonstration ridicule. Chaque scène, savamment composée de manière à rendre compte de toutes les dynamiques torturées, méchancetés, égoïsmes et impasses de communication à l’oeuvre dans l’univers de Piedade, est ainsi chargée d’une tension si épaisse qu’on pourrait la couper au couteau, à moins d‘abandonner pour de bon et vendre enfin ce fichu hôtel où la « liste de ce qui manque » ne fait que s’allonger. Dans sa totale incongruité, le cri du coeur de l’employée en réponse à cette suggestion (« Cette famille est tout pour moi ! ») en dit long sur la profondeur et l‘irréparabilité des dysfonctionnements malsains (perpétués de mère en fille) dans lesquels tout le film baigne.

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Viver mal nous donne à connaître en trois chapitres, un par groupe, les clients de l’hôtel qu’on ne fait qu‘entrevoir et dont on perçoit par bribes les conversations en bordure du tableau asphyxiant que brosse Mal viver. Si ces chacune des trois histoires réunies ici est inspirée d’une pièce d’August Strindberg dont elle reprend le titre, donc percluse de conflits, frustrations et trahisons frôlant la tragédie, l’expérience dans son ensemble est assez ludique (et magistralement orchestrée, encore une fois, à l’image et au son, notamment par des effets de superposition de voix hors-champ aux conversations que montre la caméra et d’inversion entre premiers et seconds plans), puisqu’elle nous amène à reparcourir à plusieurs reprises, à chaque fois selon un angle différent, la même chronologie. Dans « Jouer avec le feu », un photographe (Nuno Lopes) subit les remontrances jalouses constantes (pas entièrement sans raisons, à en croire un épisode avec une employée de l’hôtel) de sa petite amie influenceuse, dont la manie de poster constamment des instantanés égocentrés et mensongers sur les réseaux sociaux l’excède, mais qu’il aime malgré tout. Dans « Le Pélican », un trio improbable formé par un couple marié et la mère (Leonor Silveira) de la jeune femme, qui ne cesse de brimer sa fille, s’avère encore plus glauque quand on se rend compte que cette belle-mère encore séduisante couche avec son beau-fils, qui en retour lui demande de l’argent. Enfin, dans « Amour d’une mère », une toute jeune aspirante-actrice particulièrement falote et indécise cède systématiquement à l’emprise de sa mère-hélicoptère, aux dépens de sa relation avec sa petite amie, dont elle semble avoir un peu adopté l’allure, mais pas le tempérament.

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Au-delà de la symétrie personnel/clients, Viver mal est très différent de Mal Viver (par sa structure, son tempo, la composition de ses plans et ses positions de caméra…), mais on retrouve ici le motif de l’angoisse maternelle passée de génération en génération, devenue toxique, dans un balancement nauséeux entre courts silences culpabilisants et bavardage agressif, cette fois à travers des relations triangulées par un autre intervenant dans la relation centrale à chaque histoire avec en plus la présence d’hommes (qui introduisent la notion de circulation dans cet univers féminin confiné, mais restent au second plan) et la conscience très claire, d’emblée, que le séjour de loisirs de ces vacanciers est un fiasco.

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La caméra, plus agile, plus distante dans les points de vue qu’elle adopte (souvent en biais, souvent partiels), donne l’impression d’épier, parfois en observant à la dérobée de derrière quelque chose, parfois en fixant les grandes portes-fenêtres de chaque chambre de l’extérieur, la nuit, comme on scruterait un vivarium. Dans ces scènes apparaissent nettement les cloisons (matérielles) entre chaque unité, alors que dans Mal viver, ces cloisons sont prégnantes, mais invisibles à l’oeil nu. Pourtant, étrangement, dans ces scènes, le regard du spectateur se porte naturellement (puisqu’on les entrevoit) sur les voisins de chambre des personnages principaux de l’histoire en cours, qu’il a déjà vus ou aperçus et dont il est forcément curieux de savoir quelque chose de plus pour compléter les fragments qu’il a déjà interceptés, d’autant plus que ce coup d’oeil supplémentaire donne encore plus l’impression de se produire à leur insu. C‘est-à-dire que ce qu’il note avant tout, dans ces plans organisés en casiers, c’est non plus la séparation mais la contiguïté de tous ces petits drames humains ordinaires ou presque, et on ira même jusqu’à avancer que dans ce film, et de manière plus éclatante encore dans ce film couplé à son faux jumeau Mal viver, ce que fait ressortir le dispositif mis en place par Canijo est moins le fractionnement des individus et leur recroquevillement sur eux-mêmes que la coexistence et la similarité de toutes ces scléroses qui nous sont contées, et qui nous sont contées selon ces modalités, comme si le dispositif lui-même faisait aussi partie du propos.

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Il fait certainement partie du plaisir, pour le spectateur, et pour être très explicitement, sans s’en cacher, un artifice de cinéaste, il a l’effet fascinant, malgré la distance qu’il revendique par rapport à ses sujets, d’immerger davantage et d’arriver, peut-être, à plus de vérité. Le fait de faire participer le public au jeu, même si ce jeu se déclare comme tel, l’inclut dans une expérience étrangement enveloppante dont il faut préciser qu’elle a été menée pendant le confinement : en effet, pour tourner ces deux films, totalement simultanément et en fonction des plans de l’hôtel de manière à ce que toutes les intrigues des films se chevauchent réellement, toute l’équipe a passé la pandémie dans cet hôtel (où Canijo lui-même allait quand il était enfant), après une psychothérapie « d’étude » d’un an pour le réalisateur, et un long travail préparatoire avec les comédiens aboutissant à l’élaboration d’un scénario nourri par les apports et improvisations de ces derniers.

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C’est dire si le dyptique Mal viver : Viver mal a de la texture, cette chose indéfinissable qui naît de la matière (de la pellicule celluloïd, du temps, ou de ce que fait Canijo ici…) et transparaît dans un film (enfin en l’espèce deux films), sans qu’on puisse expliquer comment, et nous le (les) rend palpable(s). C’est dire aussi si cet élément transcende la froideur qu’auraient pu dégager les mêmes histoires, racontées autrement, et la noirceur qu’on pourrait y voir. En cela, le cinéaste s’adresse à nous en bon vivant, et en toute hospitalité. On ne peut que vous inviter à choisir le menu dégustation complet.

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A propos de Bénédicte Prot

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