Comme son titre l’indique, The Whale God (Kujira Gami), réalisé par le cinéaste japonais Tokuzo Tanaka en 1962, ceci avant que le réalisateur ne prenne activement part à la saga des Zatoïchi dont il mettra en scène quatre épisodes, adjoint une dimension mythologique à l’animal marin incarnant le point névralgique de ce long métrage inexplicablement méconnu et exhumé par Roboto Films à l’occasion d’une édition blu-ray salutaire pour tout amateur de raretés nippones. De ce fait, la « Baleine-Dieu » rejoint le bestiaire de ces animaux aquatiques légendaires écumant les imaginaires en tous genres, du cétacé biblique avalant Jonas au légendaire Monstre du Loch Ness en passant par le cachalot Moby Dick melvillien ou par le mokélé-mbembé du fleuve Congo ; elle devient alors instrument de croyance et, ce faisant, de peur, ainsi qu’une surface sur laquelle projeter un rapport presque mystique à l’existence et aux rôles que chacun des Hommes, présences arbitraires au monde, peut y jouer.

Un animal légendaire (©Roboto Films)

La « Baleine-Dieu » porte finalement mal son nom, représentant de manière antithétique une sorte de malédiction pour l’île d’Hirado ; elle a décimé par sa force quasi surnaturelle, par sa taille gigantesque et par sa résistance aux coups de boutoir et de harpons des générations de pêcheurs de cétacés peuplant cette petite localité insulaire et ne pouvant survivre que du fruit de la mer. Shaki (Kojiro Hongo), fils, petit-fils, frère de victimes de l’animal marin, vit un deuil continuel et une éternelle colère envers cette maudite légende, et promet à sa mère de tuer l’animal pour venger toutes les branches cassées de son arbre généalogique. Dans le même élan, un homme puissant de la région promet son titre, ses terres et sa fille à qui tuera la bête, attirant ainsi un homme rustre et vénal, Kishu (Shintaro Katsu), prêt à en découdre. Se crée alors entre Shaki et Kishu une concurrence féroce, l’un combattant pour l’honneur et pour suivre sa destinée, l’autre pour la gloire et l’appât du gain.

Réécriture assumée du Moby Dick d’Herman Melville, The Whale God se montre cependant dans un premier temps sous des atours plutôt homériques, le film s’ouvrant sur deux combats inégaux entre humains et animal aux proportions monstrueuses, chacun d’eux racontant la disparition coup sur coup des membres de la famille de Shaki, selon la même structure de récit : départ du port sous le regard inquiet des familles (comme Pénélope voyant Ulysse partir au loin), assaut de la bête à coups multiples de harpons semblant incapables de percer son épaisse peau, et naufrage corps et biens des frêles embarcations de bois des pêcheurs dont ne subsistent que quelques morceaux de coque flottant entre deux eaux agitées par la houle. La succession de ces deux défaites humaines, montrée dès les dix premières minutes du film, amorce la caractérisation tant de la baleine que des humains la côtoyant : l’invulnérabilité de la première (les assauts l’ayant à peine égratignée), l’insatiable obsession de mort et de vengeance des seconds. La baleine est donc un monstre oxymorique, une divinité diabolique, propre à représenter le maléfice meurtrier décimant nécessairement la communauté.

Kishu, le Mal humain (S. Katsu) (©Roboto Films)

De cette nécessité (celle des humains à combattre un Mal invincible et à succomber, celle de la baleine à tuer massivement pour se défendre) émane le caractère profondément tragique du récit de The Whale God, les deuils successifs menant Shaki à assumer le destin qui lui tombe dessus et auquel il ne peut se soustraire, faisant de l’Ennemi une part indéfectible de lui-même. Cet Ennemi possède deux visages : le premier d’entre eux, Kishu, est humain ; par sa volonté démotivée de considération morale et/ou héroïque à se substituer à la destinée de Shaki, cet antagoniste se révèle finalement une autre bête à vaincre, jusqu’à l’obsession, influant concrètement et de façon indélébile sur la vie du héros hanté en faisant un enfant à son amoureuse, Ei (Shiho Fujimura), lors d’une agression sexuelle. Aimant le bébé comme sa propre progéniture, Shaki fait de cet ennemi et de ses actes infâmes sa chair et son sang, une sorte de double auquel il sera lié à tout jamais (la ressemblance de leur nom inversant leurs sonorités prouve implicitement leurs rapports fratricides), le film déroulant alors une sorte de surprenante philosophie stoïcienne enchâssée au sein de la caractérisation de son personnage rongé par la colère. Kishu fait partie du destin, du combat que doit livrer Shaki ; il est lui-même une part de la baleine.

Shaki, le héros face à son destin (K. Hongo) (©Roboto Films)

L’animal concret que les pêcheurs doivent affronter recèle en effet également en lui une part abstraite, métaphorique, animalisation du versant tragique de la vie, des coups qu’elle peut porter et qu’il faudrait affronter avec orgueil au risque de se perdre. Le combat tant attendu entre Shaki et la « Baleine-Dieu », pleine de bruit et de fureur, s’avère également un affrontement tacite contre celui qui a outragé la femme qu’il aime et sa propre vie (son enfant n’est pas son enfant). Dans une démarche mystique, fortement empreinte de religiosité (des cimetières où reposent les défunts tués par la baleine au mariage anticipé par les circonstances, les signes de chrétienté sont récurrents), Shaki affronte moins l’animal que ses démons intérieurs ; le combat contre eux n’a alors d’autre but que de retrouver la paix, quel qu’en soit le résultat final, permettant au pêcheur d’apprivoiser le mal qui le ronge pour le fondre dans son âme. La toute dernière scène du film mettant en scène cette acceptation avec une simplicité et une beauté vraiment poignantes, s’avère de ce point de vue très émouvante.

Un combat homérique (©Roboto Films)

Oeuvre austère et éminemment philosophique et mystique (écrite par Kaneto Shindo, réalisateur de L’Ile Nue [1960]), créant en son sein une ambiguïté non dénuée de profondeur émotionnelle, mêlant le réalisme de la vie difficile des pêcheurs à une sorte de kaiju eiga où la dimension catastrophiste ne serait plus géographique et globale mais humaine et intime (rompant alors avec l’approche du genre dont l’emblématique Godzilla d’Ishiro Honda, réalisé huit ans auparavant, serait un parangon), The Whale God brille par sa richesse thématique et, paradoxalement, par la recherche d’une quiétude pas si évidente à trouver au regard de son récit. Bravo, donc, à Roboto Films pour cette lumineuse idée de faire découvrir ce film remarquable.

Outre le film, cette édition blu-ray de The Whale God comporte :

  • « The Whale God » par Fabien Mauro
  • Bande annonce originale
  • Nouvelle bande annonce exclusive Roboto

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A propos de Michaël Delavaud

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