Rétrospective Edward Yang – Les émotions sous la carte-mère

De son propre aveu et de celui de tout le monde, Edward Yang est le chef de file de la Nouvelle Vague taïwanaise. Pourtant la fin de ce mouvement arrive tôt dans sa carrière, et à la sortie Confusion chez Confucius (1994), premier film du cycle final qui nous intéresse ici, voilà déjà sept ans qu’une partie de ses cinéastes ont rangé leur caméra tandis que le reste de la troupe s’est dispersé. Yang avait bien écrit une lettre ouverte pour demander à l’industrie taïwanaise de soutenir ses auteurs – ce fut un cri dans le désert ; après un peu plus de cinq ans d’existence, la Nouvelle Vague avait déferlé, avant de se retirer.

Ainsi, le cinéma de Yang, déjà prompt à l’inquiétude et à la désillusion, prit une teinte agressive et désespérée. Taïpeï Story (1985) montrait une jeunesse taïwanaise affrontant la disparition de la société traditionnelle, avec ses coutumes et ses rituels familiaux, au profit d’une turbo-libéralisation, générant le déchirement du tissu social, l’atomisation de la structure familiale au profit de l’individu – bref, les mêmes préoccupations que Stanley Kwan dans Amours Déchus, de l’autre côté de la mer et d’un geste plus aride. Terrorizers (1986) avance d’un pas, formellement : l’éclatement a eu lieu, et comme l’indique le carton liminaire de Confusion chez Confucius (1994), en seulement vingt ans, Taïpeï est passée de petite ville semi-rurale, celle de Brighter Summer Day (1991), à une mégalopole internationale : elle n’est plus qu’un simple réseau bondé de flux – trop de données, trop de personnes, trop d’argent, qui n’ont de cesse de se croiser, sans faire communauté.

© Carlotta Films

Nous sommes dans les années de ce que Pierre Musso appelle la « rétiologie triomphante ». L’analogie de la société humaine avec le réseau informatique est l’aboutissement d’une vision ancienne – le corps comme réseau, le cerveau comme réseau, la société comme réseau. Les réseaux informatiques, d’ailleurs, n’ont-ils pas été eux-mêmes conçus sur cette inspiration naturelle ? « Les récits mythiques du réseau sont répétés jusqu’à saturation par les ingénieurs et industriels pour promouvoir leurs innovations réticulées » écrit-il. Par ce double discours de naturalisation de l’informatique, on aboutit, dirait-on par retour, à une artificialisation de tout, et des êtres humains en particulier. Puisque tout est réseau, tout finit par ressembler aux réseaux que nous nous sommes créés. Il n’y a qu’à mettre, côte à côte, une vue aérienne d’une grande ville post-industrielle des années 90, et une carte-mère d’ordinateur, pour mesurer l’importance de ce constat. Surtout, il n’y a qu’à apprécier ce montage de Yang, dans Yi Yi (2000), où en un cut, une plante dont une adolescente s’occupe, devient le fœtus d’une femme vu sur un écran d’échographie, tandis qu’une voix-off nous explique les possibilités infinies qu’offre la naissance des jeux vidéo.

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Or Yang a fait partie de ces ingénieurs et de ces industriels dont parle Musso : avant d’être cinéaste, il fut étudiant en informatique à l’Université de Floride, avant de travailler à Seattle : il demeurera aux avant-postes de ces évolutions, et surtout par la forme. Dans Terrorizers, Confusion… et Mahjong (1996), le trafic routier devient forcément métaphore visuelle privilégiée – on le retrouve partout, depuis le personnage de Molly qui va de rendez-vous en rendez-vous dans sa Porsche jusqu’à Yi Yi, où les phares infinis des voitures se reflètent toute la nuit sur les vitres de l’appartement. Mais c’est surtout la narration qui devient réticulaire. L’ouverture de Mahjong est en cela programmatique : trois jeunes sont suivis en scooter par un mafieux, qui doit retrouver le père d’un d’entre eux, alors qu’ils conduisent pour aller démolir la voiture d’un coiffeur chic, dans le but de l’escroquer à travers un plan sophistiqué, impliquant une dizaine de personnages. Yang ne nous explique rien, les longs plans séquences suivent les rues et les personnages, qui se croisent, que l’on retrouve, comme si la caméra était embarquée sur un pur flux – avec ses nœuds, qui deviennent au gré des besoins des centres, comme dans tout réseau : dans Mahjong, le Hard Rock Café, symbole du libéralisme américain implanté sur une culture taïwanaise détruite, devient l’épicentre, un temps, de tous les enjeux du film – puis disparaît, d’un coup, – le propre du réseau, c’est que le centre est remplaçable à l’envi.

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Motif forcément horizontal : le plan-séquence en steady-cam chez Yang est roi, avec le plan large ; les enjeux sont multiples, avec de nombreux personnages que la caméra va suivre et quitter, indifféremment – ils ne font que se croiser. La forme peut rappeler celle d’Altman, elle en a du moins sa causticité. Chacun poursuit ses buts personnels, au détriment de tous les autres, et en cela, tous sont les mêmes – le dramaturge dans Confusion…, ne voudrait-il pas voir dans l’uniformisation de la pensée, de l’art et des individus, chapitré par le vote et le box-office, la forme ultime de démocratie ? Sorte de diptyque aux deux pôles de la société, Mahjong (versant prolétaire et petite pègre) et Confusion… (versant bourgeoisie culturelle et classe moyenne) ne nous montrent qu’un tissu de relations ineptes et économiques, entre gens qui ne s’aiment pas, dans une mégalopole de métal et de verre. Le personnage lui-même y est questionné : il est très difficile, dans la première heure des derniers films de Yang, de savoir qui sont les personnages principaux et à qui s’identifier – au sein du réseau, nulle donnée du flux n’a la primauté. L’extinction de l’affect est la maladie qui frappe presque tous les personnages des fictions néo-libérales, chez Antonioni, Mann ou Stone c’est le moment Bret Easton Ellis du personnage, pourrait-on dire – et cette notion est verbalisée, répétée dans les films d’Edward Yang : Red Fish, jeune truand de Mahjong comme Larry, associé cynique de Confusion, n’ont de cesse de rire des sentiments, les considérant pour l’un comme un frein à sa rapacité, pour l’autre comme un rapport économique de plus ; s’ils sont obsédés par le sexe, la petite bande de truands pense qu’embrasser une femme porte malheur. Certains s’expliquent, un peu trop d’ailleurs, et leur profession de foi est extensible à une large majorité du casting : Yang les montre au sein du tissu urbain, courte focale qui les fait adhérer à leur environnement : derrière eux, c’est l’horizon de Taïpeï qui s’étend, béton et métal – cette ville que semble abhorrer le réalisateur, mais dont son cinéma reste prisonnier à jamais, parcourant sans cesse les circuits de la carte-mère du néo-libéralisme, dans des mouvements concentriques, comme une obsession – comme pour y déceler, çà ou là, son envers, son origine.

© Carlotta Films

Car ni Larry ni Red Fish ne sont responsables, malgré leur discours, de cette vision cynique des rapports humains. Chez Yang, quand on croise un salaud, il y a toujours un père qui traîne dans les parages, et la faillite de la génération des pères est une des matrices de son cinéma. Si le jeune Red Fish se voue à l’escroquerie, c’est que son père (qui a l’âge de Yang) lui a répété, comme un mantra, qu’il ne faut aimer personne et écraser tout le monde – il a lui-même monté une sordide arnaque d’écoles maternelles ; Molly, dans Confusion…, sillonne Taïpeï dans sa Porsche, disposant de ses employés, de ses amants, se moquant de leur veulerie ou de leur lubricité, méprisant à peu près tout le monde – elle est devenue cheffe d’entreprise très jeune, en héritant avec sa sœur de l’empire familial et des responsabilités qui l’ont rendue impitoyable ; dans Yi Yi, l’horrible petite peste qui fait régner sa loi sur les autres élèves, n’est en fait que la caporale d’un adulte (son père ?), minable pion d’école qui abuse de son pouvoir sur les mômes pour canaliser sa frustration. Dans Brighter Summer Day surtout, le père demeure aveugle à son fils qui s’enfonce dans la violence de rue vers le crime, à peine se doute-t-il qu’il joue au mauvais garçon. Au lieu de ça, il tente de garder et transmettre, coûte que coûte, les valeurs chinoises d’une Shanghaï perdue (celle de Center Stage de Kwan) qu’il a fuie avec Tchang-Kai Chek, et dont il rêve encore, que son fils n’a jamais connue et qu’il ne reverra jamais. Le monde a changé d’orbite, et cet intellectuel mandarin est devenu obsolète, comme l’ordre moral par lequel il procède : la police politique viendra le chercher, pour le torturer psychologiquement plusieurs jours, avant de le renvoyer chez lui, sans beaucoup de raisons. Yang racontait que pendant la phase de recherches, où il collectait les témoignages de ses camarades de classe, la quasi totalité d’entre eux se souvenait d’avoir vu, un jour, leur père être emmené de cette manière par la police politique du Kuomintang. Humiliation des pères, faillite à transmettre l’héritage chinois et ses valeurs traditionnelles quand le cynisme néolibéral emporte la génération à laquelle Yang appartient – et le titre Confusion chez Confucius apparaît alors d’une ironie triste… Bref, tous des enfants, condamnés à la violence – physique ou sociale.

© Malavida

La violence est en effet partout, elle contamine tous les rapports. Violence du régime, violence entre adolescents, violence des rapports sociaux, violence hiérarchique au sein d’une entreprise libérale, violence des faits divers sordides, aveugles, dans la rue – coups de feu sans visage et meurtres passionnels. Terrorizers s’ouvre sur des tirs, sans contexte, en pleine rue comme dans des scènes de guerilla. Dans les deux films de la désillusion que sont Confusion et Mahjong, s’y ajoute une causticité cruelle – avec, de plus, tous les partis pris du cinéma de la Nouvelle Vague taïwanaise : aucune musique d’accompagnement, très peu découpés, filmés à distance, des échelles de plan très peu variables et de longs plans séquences… Ce qui donne deux films peu aimables, voire carrément pénibles, tant ils semblent opérer seulement par la logique du pire, de loin. Il faut de la patience, pour accepter les dix minutes d’intimidation, de manipulation, où une pauvre fille, levée par le beau gosse de service dans le Hard Rock Café où elle se saoulait la gueule pour oublier un autre amant minable, est au petit matin bousculée, moquée, consolée et surtout obligée de coucher avec toute la bande de truands à laquelle le beau gosse appartient. Yang ménage bien des personnages et des situations assez ridicules pour ne pas livrer des films odieux (le jeune mafieux en costume rose, le dramaturge vendu qui traverse le film avec ses rollers), mais c’est bien cher payé, et ce n’est jamais tendre. Du grand capitaine d’industrie jusqu’à l’artiste reclus, en passant par la pègre et les petits employés, il n’en sauve que très peu, et très rarement. C’est Luen Luen et Virginie Ledoyen (magnifique), sauvés in extremis du flux de la corruption et qui pourront s’aimer. C’est Qi Qi, vraiment touchée par l’écrivain, qui finit par fondre en larmes sur son pallier. Les autres sont souvent ignobles, parfois horribles, et leur parcours, échecs, comme leur réussite frisent un certain moralisme. On dirait que Yang leur rend l’affect et l’humanité dont ils se pensaient tous dégagés, pour simplement les punir.

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Et c’est ce qui rend donc Yi Yi précieux, car il achève cette si courte filmographie sur une note plus apaisée, en renouant de plus avec les premiers amours de la Nouvelle Vague taïwanaise : Ozu et Naruse. Dès la première séquence, soulignée par le piano romantique de Peng Kai-li inspiré de Beethoven, on trouve sinon un sentimentalisme, du moins une mélancolie dont on n’avait pas perçu la touche depuis au moins Brighter Summer Day. Le film bénéficie de la stratégie de récit de Mahjong et Confusion, est traversé toujours par cette fascination pour le monde de l’entreprise, avec ses bureaux rutilants, ses open-spaces impersonnels, mais il perd en chemin la cruauté du constat, pour embrasser, avec beaucoup de justesse, ses personnages.

Le film une fois de plus est long : plusieurs trames (acceptation du deuil par un enfant / premiers émois d’une adolescente / mariage malheureux d’un frère qui divise la famille / retrouvailles avec l’amour perdu pour un patron d’entreprise quinquagénaire) qui chacune pourrait être l’argument d’un des nombreux grands films de Naruse, tressées ici pour former une grande fresque panoramique – comme Brighter Summer Day. Et comme dans ce dernier, Yang demeure moins loin de ses personnages, probablement parce qu’il les aime mieux : les échelles de plan se diversifient, on va chercher des plans plus serrés de l’enfant et du père. Ainsi, on pénètre dans l’école du gamin, et on est avec surprise bouleversé par cet amour de jeunesse que le père retrouve, trente ans plus tard, au bord du lac Biwa ; l’amitié avec le patron Japonais est celle de deux camarades intègres qui se reconnaissent, parmi la foule des rapaces (Wu Nien-jen et Issey Ogata, sublimes ensemble à l’écran). C’est bien toute la qualité de Naruse : toucher à l’intime, faire vivre une école comme une maison, par des idées géniales – la grand-mère dans le coma devient la pénate de la famille, à qui chaque membre vient se confier.

© Carlotta Films

Ce dernier film échappe ainsi un peu au constat cruel de la disparition d’un monde au profit d’un autre, d’une logique destructrice des affects, pour y déceler ce qu’il reste encore d’humanité, là-dessous. Même la relation entre le père et l’enfant s’y résout avec apaisement : si le père n’arrive pas à garder l’intégrité de l’entreprise et démissionne, c’est en fait une victoire morale qui se répercutera sur le petit, qui finira par accepter le deuil et la discussion avec les morts. Ainsi se résout le thème de la faillite des pères, par un réenchantement insoupçonnable dans les années 90 chez Yang : il nous dit que par-delà le devenir néo-libéral de l’individu, la destruction de l’ordre ancien et le cynisme du nouvel, une reconstruction demeure possible, et ce au bout de trois heures bornées par deux rituels, un mariage et un enterrement (suivez mon regard…) ; il nous dit surtout que c’est par l’acceptation de l’affect, sur lequel construire des valeurs personnelles – celle du chef Japonais, celle du père droit dans ses bottes – qu’on s’arrachera à la loi implacable du réseau.

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A propos de Timothée FAUQUE

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