En 2025, le thriller peine encore à retrouver la paranoïa et l’allure du grand cinéma d’antan. David Mackenzie semble en faire le constat et retrouve, avec L’Intermédiaire, une tradition qu’il ne sacralise jamais : celle du film d’espionnage, qu’il modernise en y insufflant une technologie nécessaire mais subtile. Ne se contentant pas de citer Conversation secrète (et dans une certaine mesure Blow Out) en lui empruntant intelligemment le goût du muet, le Britannique tente de revitaliser le genre.
Depuis Perfect Sense [2011], son mélodrame dystopique sur une contagion sensorielle — qui a connu un petit revival durant la pandémie — jusqu’au réalisme documentaire du milieu carcéral dans Les Poings contre les murs [2013], Mackenzie revisite les genres pour mieux y ancrer son cinéma : une rigueur de mise en scène et un véritable goût du terrain. C’est avec Comancheria [2016], écrit par le scénariste de Sicario, qu’il s’est fait un nom auprès du grand public : un film de braquage à hauteur d’homme, ancré dans la ruralité texane, qui s’est hissé parmi les films indépendants les plus rentables de la dernière décennie. Même Outlaw King [2018], son film de guerre pour Netflix, poursuivait cette idée de résistance intime en se posant (presque) en anti-Braveheart.

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Ainsi, L’Intermédiaire prolonge le parcours d’un cinéphile explorateur. Dans un New York vivant, cadré par une cartographie précise — tirant habilement parti de ses lieux emblématiques notamment Times Square — le fixer Riz Ahmed tente de protéger sa nouvelle cliente, Lily James, qui souhaite restituer un rapport compromettant à un géant de la biotech. Cet intermédiaire, organisant les négociations entre des entreprises corrompues et des lanceurs d’alerte repentis, évolue dans un quotidien millimétré, au diapason du genre dont il hérite. Mackenzie distille alors une modernité discrète et féconde, notamment à travers un centre relais téléphonique destiné aux personnes sourdes et malentendantes : une belle idée où la tension et l’attachement s’entremêlent dans des échanges filtrés, révélant un cinéma du regard et du langage. Cette mise en scène millimétrée se combine à un travail sur l’objectif grand angle du chef opérateur Giles Nuttgens, caractéristique du thriller à l’ancienne, renforçant la paranoïa et surtout l’impression d’anonymat au sein d’un New York nébuleux et hyper-technologique.

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Il y a d’abord dans L’Intermédiaire une certaine modestie et une simplicité qui visent juste. Dès les premières minutes, Hoffman (Matthew Maher), ancien employé visiblement amoché, est perturbé d’avoir à renoncer à ses documents. Lorsqu’il rencontre son employeur, il est surpris, et ses quelques mots résument parfaitement l’intention de Relay (son titre original) : « Je vous regarde et vous semblez presque normal… Je pensais voir à quoi ressemble le diable, mais vous ressemblez à tout le monde. » Ce court échange, crédule mais révélateur, illustre comment Mackenzie transpose la paranoïa des thrillers classiques dans un contexte contemporain. Là où les thrillers des années 1970-1980 bâtissaient une tension autour d’ennemis invisibles, inscrivant la peur dans le contexte trouble du Watergate et d’une société américaine en crise de confiance, notre époque voit la société de l’ombre agir désormais en pleine lumière. Le film exploite ce basculement pour moderniser le suspense et la tension. Après cette introduction caractéristique du genre — un échange nocturne dans un café new-yorkais suivi d’une filature où le négociateur garde un œil sur son protégé dans Grand Central Terminal — L’Intermédiaire alterne intelligemment entre espionnage et surveillance constante de jour, et nuits intimes où se révèlent les personnages.

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De son alias, Tom, interprété par un Riz Ahmed impérial, maîtrise parfaitement les failles de cette société ultra-connectée, utilisant des dispositifs analogiques (la machine à écrire pour le système de télécommunication) ou profitant encore de la fiabilité des systèmes postaux gouvernementaux. Et même si son caractère introverti, quasi-muet, l’amène à être un affairiste impressionnant (son premier mot ne sera prononcé qu’à la 47ᵉ minute), il demeure rongé par les regrets, au milieu de toutes ses pièces à conviction entassées dans son local caché au fin fond de la banlieue de Newark. En tant que musulman participant à des réunions d’anciens alcooliques anonymes, l’émissaire illustre la question centrale du film : comment rester sincère avec soi-même dans une société corrompue et désincarnée ? Le métrage répand les doutes de cet anti-héros de l’ombre pendant (presque) toute sa durée, construisant sa narration autour d’anonymes écrasés par la modernité, et s’appuyant sur le regard, le langage et ces lieux écrasés par la multitude où Tom revêt divers masques comme un symbole — postier, agent de sûreté, musulman en qamis — pour dérouler ses intentions.

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Mais si L’Intermédiaire impressionne avant tout par son postulat, il déçoit dans la construction du lien entre ses deux protagonistes et révèle ses limites en cédant, in fine, à une partition balisée du thriller contemporain. Le scénario de Justin Piasecki permet certes à Riz Ahmed et Lily James de nourrir une jolie relation quasi épistolaire — évidemment sous écoute, ce qui offre un remarquable travail sonore — via ce système d’appel où les mots tapés sont retranscrits oralement par des opérateurs. En revanche, tout s’écroule à mesure que l’inévitable jeu du chat de la souris se déploie. Si l’isolement draconien du conciliateur peut a priori justifier sa confiance aveugle, le spectateur, désormais rompu aux ficelles du thriller conspirationniste, n’est plus dupe : la figure de la demoiselle en détresse incarnée par Lily James ne prend pas. Et ce malgré l’effort d’une virée hitchcockienne dans le théâtre Town Hall de Manhattan, où le réalisme nerveux et éloquent cède à une réaction absurde de la salle durant une évacuation mollassonne. Une séquence clé dans le ratage du dernier acte, où les intentions si prometteuses semblent déshéritées. L’aveu d’échec est flagrant lors d’un retournement (très) maladroit : la mise en scène peine à orchestrer l’action, la bande-son, trop insistante, devient littérale, et les acteurs peinent à retrouver la densité de leurs personnages.

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Reste que L’Intermédiaire constitue un beau sursaut du genre : un thriller cérébral qui refuse de délaisser le grand public, offrant une tension subtile et un suspense délicat. Si Riz Ahmed prend toute la lumière dans les pas de la crise de conscience de Gene Hackman dans Conversation secrète, où tout se jouait dans les yeux de l’espion, il incarne brillamment un personnage singulier, reflet d’une civilité et d’une humanité, si chères à David Mackenzie, constamment mises à l’épreuve dans une société américaine désincarnée et en total fuite en avant.
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